Оноре д’Юрфе. Астрея (​L’Astrée)

Оноре д’Юрфе. Астрея (​L’Astrée)

(Отрывок)

Première partie

Introduction

Aupres de l’ancienne ville de Lyon, du costé du soleil couchant, il y a un pays nomme Forests, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules, car estant divisé en plaines et en montaignes, les unes et les autres sont si fertiles, et situées en un air si temperé, que la terre y est capable de tout ce que peut desirer le laboureur. Au cœur du pays est le plus beau de la plaine, ceinte, comme d’une forte muraille, des monts assez voisins et arrosée du fleuve de Loyre, qui prenant sa source assez pres de là, passe presque par le milieu, non point encor trop enflé ny orgueilleux, mais doux et paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant de leurs claires ondes, mais l’un des plus beaux est Lignon, qui vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par ceste plaine depuis les hautes montaignes de Cervieres et de Chalmasel, jusques à Feurs, où Loire le recevant, et luy faisant perdre son nom propre, l’emporte pour tribut à l’Océan.

Or sur les bords de ces delectables rivieres on a veu de tout temps quantité de bergers, qui pour la bonté de Pair, la fertilité du rivage et leur douceur naturelle, vivent avec autant de bonne fortune, qu’ils recognoissent peu la fortune. Et croi qu’ils n’eussent deu envier le contentement du premier siecle, si Amour leur eust aussi bien permis de conserver leur felicité, que le Ciel leur en avoit esté veritablement prodigue. Mais endormis en leur repos ils se sousmirent à ce flatteur, qui tost apres changea son authorité en tyrannie.

Celadon fut un de ceux qui plus vivement la ressentirent, tellement espris des perfections d’Astrée, que la haine de leurs parents ne peut l’empescher de se perdre entierement en elle. Il est vray que si en la perte de soy mesme on peut faire quelque acquisition, dont on se doive contenter, il se peut dire heureux de s’estre perdu si à propos, pour gaigner la bonne volonte de la belle Astrée, qui asseurée de son amitié, ne voulut que l’ingratitude en fust le paiemens, mais plustost une reciproque affection avec laquelle elle recevoit son amitié et ses services. De sorte que si l’on veit depuis quelques changements entr’eux, il faut croire que le Ciel le permit, seulement pour faire paroistre que rien n’est constant que l’inconstance, durable mesme en son changement. Car ayant vescu bienheureux l’espace de trois ans, lors que moins ils craignoient le fascheux accident qui leur arriva, ils se virent poussez par la trahison de Semyre, aux plus profondes infortunes de l’amour ; d’autant que Celadon desireux de cacher son affection pour decevoir l’importunité de leurs parents, qui d’une haine entr’eux vieille interrompoient par toutes sortes d’artifices leurs desseins amoureux, s’efforr,oit de monstrer que la recherche qu’il faisoit de ceste bergere estoit plustost commune que particuliere.Ruse vrayement assez bonne, si Semyre ne l’eust point malicieusement desguisée, fondant sur ceste dissimulation la trahison dont il deceut Astrée, et qu’elle paya despuis avec tant d’ennuis,de regrets et de larmes.

De fortune, ce jour l’amoureux berger s’estant leve fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l’herbe moins foulée à ses troupeaux, s’alla asseoir sur le bord de la tortueuse riviere de Lignon, attendant la venue de sa belle bergere, qui ne tarda guere apres luy, car esveillée d’un soupcon trop cuisant, elle n’avait peu clorre l’oeil de toute la nuict. A peine le Soleil commengoit de dorer le hauct des montaignes d’Isoure et de Marcilly, quand le berger aperceut de loing un troupeau qu’il recogneut bien tost pour celuy d’Astrée. Car outre que Melampe, chien tant aimé de sa bergere, aussi tost qu’il le vid, le vint follastrement caresser, encore remarqua-t’il la brebis plus cherie de sa maistresse, quoye qu’elle ne portast ce matin les rubans de diverses couleurs qu’elle souloit avoir à la teste en façon de guirlande, parce que la bergere atteinte de trop de desplaisir, ne s’estoit donne le loisir de l’agencer comme de coustume. Elle venoit apres assez lentement, et comme on pouvoit juger à ses façons, elle avoit quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup, et laravissoit tellement en ses pensées, que fust par megarde ou autrement, passant assez pres du berger, eile ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu où il estoit, et s’alla asseoir assez loing de làsur le bord de la riviere. Celadon sans y prendre garde, croyantqu’elle ne l’eust veu, et qu’elle l’allast chercher où il avoit accoustumé de l’attendre, r’assemblant ses brebis avec sa houlette, les chassa apres elle, qui desjà s’estant assise contre un vieux tronc, le coude appuyé sur le genouil, la joue sur la main, se soustenoit la teste et, demeuroit tellement pensive, que si Celadon n’eust este plus qu’aveugle en son mal-heur, il eust bien aisement veu que cette tristesse ne luy pouvoit proceder que de l’opinion du changement de son amitié, tout autre desplaisir n’ayant assez de pouvoir pour luy causer de si tristes et profonds pensers. Mais d’autant qu’un malheur inesperé est beaucoup plus malaise à supporter, je croy que la fortune, pour luy oster toute sorte de resistance, le voulut ainsi assaillir inopinement.

Ignorant donc son prochain mal-heur, apres avoir choisi pour ses brebis le lieu plus commode pres de celles de sa bergere, il luy vint donner le bon-jour, plein de contentement de l’avoir rencontrée, à quoy elle respondit et de visage et de parolle si froidement, que l’hyver ne porte point tant de froideurs ny de glaçons. Le berger qui n’avoit pas accoustume de la voir telle, se trouva d’abord fort estonné, et quoy qu’il ne se figurast la grandeur de sa disgrace teile qu’il l’esprouva peu apres, si est-ce que la doute d’avoir offense ce qu’il aimoit, le remplit de si grands ennuis, que le moindre estoit capable de luy oster la vie. Si la bergere eust daigne le regarder, ou que son jaloux soupçon luy eust permis de considerer quel soudain changement la froideur de sa responce avoit cause en son visage, pour certain la cognoissance de tel effet lui eust fait perdre entierement ses mesfiances ; mais il ne falloit pas que Celadon fust le Phœnix du bonheur, comme il l’estoit de l’amour, ny que la fortune luy fist plus de faveur qu’au reste des hommes, qu’elle ne laisse jamais asseurez en leur contentement. Ayant donc ainsi, demeuré longueinent pensif, il revint à soy, et tournant la veue sur sa bergere, rencontra par hazard qu’elle le regardoit, mais d’un ceil si triste, qu’il ne laissa aucune sorte de joye en son ame, si la doute où il estoit y en avoit oublié quelqu’une. Ils estoient si proches de Lignon, que le berger y pouvoit aisement atteindre du bout de sa houlette, et le dégel avoit si fort grossi son cours, que tout glorieux et charge des despouilles de ses bords, il descendoit impetueusement dans Loire. Le heu où ils assoient assis, assoit un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur de l’onde en vain s’alloit rompant, soustenu par en bas d’un rocher tout nud, couvert au dessus seulement d’un peu de mousse. De ce lieu le berger frappoit dans la riviere du bout de sa houlette, dont il ne touchoit point tant de gouttes d’eau, que de divers pensers le venoient assaillir, qui flottants comme l’onde, n’estoient point si tost arrivez, qu’ils en estoient chassez par d’autres plus violents.

Il n’y avoit une seule action de sa vie, ny une seule de ses pensées, qu’il ne r’appelast en son ame, pour entrer en conte avec elles, et acavoir en quoy il avoit offensé ; mais n`en pouvant condamner une seule, son amitie le contraignit de luy demander l’occasion de sa colere. Elle qui ne voyoit point ses actions, ou qui les voyant, les jugeoit toutes au desavantage du berger, alloit rallumant son coeur d’un plus ardant despit, si bien que quand il voulut ouvrir la bouche, elle ne luy donna pas mesme le loisir de proferer les premieres paroles, sans l’interrompre, en disant: Ce ne vous est donc pas assez, perfide et desloyal berger, d’estre trompeur et meschant envers la personne qui le meritoit le moins, si continuant vos infidelitez, vous ne taschiez d’abuser celle qui vous a oblige à toute sorte de franchise ? Donc vous avez bien la hardiesse de soustenir ma veue, apres m’avoir tant offensée ? Donc vous m’osez presenter, sans rougir, ce visage dissimule qui couvre une ame si double, et si parjure ? Ah ! va, va tromper une autre, va perfide, et t’addresse à quelqu’une, de qui tes perfidies ne soyent point encore recogneues, et ne pense plus de te pouvoir desguiser à moy, qui ne recognois que trop, à mes despens, les effects de tes infidelitez et trahisons.

Quel devint alors ce fidelle berger ? celuy qui a bien aime le peut juger, si jamais tel reproche luy a este faict injustement. Il tombe à ses genoux pasle et transi, plus que West pas une personne morte ; Est-ce, belle bergere, luy dit-il, pour m’esprouver, ou pour me desesperer ? – Ce n’est, dit-elle, ni pour l’un, ni pour l’autre, mais pour la vérité, n’estant plus de besoin d’essayer une chose si recogneue. – Ah ! dit le berger, pourquoy n’ay je osté ce jour malheureux de ma vie ? – Il eust este à propos pour tous deux, dit-elle, que non point un jour, mais tous les jours que je t’ay veu, eussent este ostez de la tienne et de la mienne. Il est vray que tes actions ont fait, que je me treuve deschargée d’une chose, qui ayant effect, m’eust despleu d’avantage que ton infidelité. Que si le ressouvenir de ce qui s’est passé entre nous, [que je desire toutesfois estre effacé] m’a encor laissé quelque pouvoir, va t’en desloyal, et garde toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande.

Celadon voulut repliquer, mais Amour qui oyt si clairement, à ce coup luy boucha pour son malheur les aureilles ; et parce qu’elle s’en vouloit aller, il fut contraint de la retenir par sa robbe luy disant : Je ne vous retiens pas pour vous demander pardon de l’erreur qui m’est incogneue, mais seulement pour vous faire voir quelle est la fin que j’eslis pour oster du monde celuy que vous faites paroistre d’avoir tant en horreur. Mais elle que la colère transportoit, sans tourner seulement les yeux vers luy, se debatit de telle furie qu’elle échappa, et ne luy laissa autre chose qu’un ruban, sur lequel par hazard il avoit mis la main. Elle le souloit porter au devant de sa robbe pour ageancer son colet, et y attachoit quelquefois des fleurs, quand la saison le luy permettoit ; à ce coup elle y avoit une bague, que son pere luy avoit donnée. Le triste berger la voyant partir avec tant de colere, demeura quelque temps immobile, sans presque sçavoir ce qu’il tenoit en la main, quoy qu’il y eust les yeux dessus. En fin avec un grand souspir, revenant de ceste pensée, et recognoissant ce ruban : Sois tesmoin, dit-il, ô cher cordon, que plutost que de rompre un seul des nœud de mon affection, j’ay mieux aymé perdre la vie, afin que quand je seray mort, et que ceste cruelle te verra, pour estre sur moy, tu l’asseures qu’il n’y a rien au monde qui puisse estre plus aime que je l’aime, ni amant plus mal recogneu que je suis. Et lors, se l’attachant au bras, et baisant la bague : Et toy, ; dit-il, symbole d’une entière et parfaite amitié, sois content de ne me point esloigner à ma mort, afin que ce gage pour le moins me demeure de celle qui m’avoit tant promis d’affection. A peirie eut-il fini ces mots, que tournant les yeux du coste d’Astree, il se jetta les bras croisez dans la riviere.

En ce lieu Lignon estoit tres-profond et tres-impetueux, car c’estoit un amas de l’eau, et un regorgement que le rocher luy faisoit faire contre mont; si bien que le berger demeura longuement avant que d’aller à fonds, et plus encore à revenir, et lors qu’il parut, ce fut. un genouil premier, et puis un bras, et soudain enveloppé du tournoyement de l’onde il fut emporte bien loing de là dessous l’eau. Des-ja Astrée estoit accourue sur le bord, et voyant ce qu’elle avoit tant aimé, et qu’elle ne pouvoit encore hayr, estre à son occasion si pres de la mort, se trouva si surprise de frayeur, qu’au lieu de luy donner secours elle tomba esvanouie, et si pres du bord, qu’au premier mouvement qu’elle fist lors qu’elle revint à soy, qui fut long temps apres, elle tomba dans l’eau, en si grand danger, que tout ce que peurent faire quelques bergers qui se trouverent pres de là, fut de la sauver, et avec l’aide encores de sa robe, qui la soustenant sur l’eau, leur donna loisir de la tirer à bord, mais tant hors d’elle-mesme, que sans qu’elle le sentist, ils la porterent en la cabane plus proche, qui se trouva estre de Phillis, où quelques’ unes de ses compagnes luy changerent ses habits mouillez, sans qu’elle peut parler, tant elle estoit estonnee, et pour le hazard qu’elle avoit couru, et pour la perte de Celadon, qui cependant fut emporte de l’eau avec tant de furie, que de luy mesme il alla donner sur le sec, fort loing, de l’autre coste de la riviere, entre quelques petits arbres, mais avec fort peu de signe de vie.

Aussi tost que Phillis [qui pour lors n’estoit point chez elle ] sceut l’accident arrivé à sa compagne elle se mit à courir de toute sa force; et n’eust este que Lycidas la rencontra, elle ne se fust arrestée pour quelque autre que c’eust este. Encor luy dit-elle fort briefvement le danger qu’Astrée avoit couru, sans luy parler de Celadon; aussi n’en sçavoit-elle rien. Ce berger estoit frere de Celadon, à qui le Ciel l’avoit lie d’un nœud d’amitié beaucoup plus esfroit que celuy de parentage ; d’autre costé Astrée, et Phillis, outre qu’elles estoyent germaines, s’aymoyent d’une si estroitte amitié., qu’elle meritoit bien d’estre comparée à celle des deux freres. Que si Celadon eut de la sympathie avec Astree, Lycidas n’eut pas moins d’inclination à servir Phillis, ny Phillis à aimer Lycidas.

De fortune, au mesme temps qu’ils arriverent, Astrée ouvrit les yeux, et certes bien changez de ce qu’ils souloyent estre, quand Amour victorieux s’y monstroit triomphant de tout re qui les voyoit et qu’ils voyoient. Leurs regards estoient lents et abatus, leurs paupieres pesantes et endormies, et leurs esclairs changes en larmes, larmes toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflamme d’où elles venoient, et de ces yeux bruslant par où elles passoient, brusloient et d’amour et de pitie tous ceux qui estoient à l’entourd’elle. Quand elle apperceut sa compagne Phillis, ce fut bien lors qu’elle receut un grand eslancement, et plus encor quand elle vit Lycidas ; et quoy qu’elle ne voulut que ceux qui estoient pres d’elle recogneussent le principal sujet de son mal, si fut-elle contrainte de luy dire, que son frere s’estoit noye en luy voulant aider. Ce berger à ces nouvelles fut si estonne, que sans s’arrester d’avantage il courut sur le lieu mal-heureux avec tous ces bergers, laissant Astrée et Phillis seules, qui peu apres se mirent à les suivre, mais si tristement, que quoy qu’elles eussent beaucoup à dire, elles ne se pouvoient parler. Cependant les bergers arrivez sur le bord, et jettans l’ceil d’un costé et d’autre, ne trouverent aucune marque de ce qu’ils cherchoient, sinon ceux qui coururent plus bas, qui trouverent fort loing son chappeau, que le courant de l’eau avoit emporté, et qui par hazard s’estoit arresté entre quelques arbres que la riviere avoit desracinez et abatus. Ce furent là tout les nouvelles qu’ils peurent avoir de ce qu’ils cherchoient ; car pour luy il estoit desjà bien esloigne, et en lieu où il leur estoit impossible de le retrouver, parce qu’avant qu’Astrée fut revenue de son esvanouissement, Celadon comme j’ay dit, pousse de l’eau, donna de l’autre coste entre quelques arbres, où difficilement pouvoit-il estre veu.

Et lors qu’il estoit entre la mort et la vie, il arriva sur le mesme lieu trois belles Nymphes, dont les cheveux espars alloient ondoyans sur les espaules, couverts d’une guirlande de diverses perles : dies avoient le sein decouvert, et les manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d’où sortoit un linomple deslie, qui fronce venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir attaché. Chacune avoit au costé le carquois rempli de flesches, et portoit en la main un arc d’ivoire ; le bas de leur robe par le devant estoit retroussé sur la hanche, qui laissoit paroistre leurs brodequins dorez jusques à my jambe. Il sembloit qu’elles fussent venues en ce lieu avec quelque dessein, car l’une disoit ainsi : C’est bien icy le lieu, voicy bien le reply de la riviere voyez comme elle va impetueusement là haut, outrageant le bord de l’autre costé, qui se rompt et tourne taut court en cà. Considerez cette touffe d’arbres, c’est sans doute celle qui nous a este representée dans le miroir. – Il est vray, disoit la premiere,’mais il n’y a encor gueres d’apparence en tout le reste, et me semble que voicy un lieu assez escarté pour trouver ce que nous y venons chercher. La troisiesme qui n’avoit point encore parlé : Si a-t’il bien, dit-elle, quelque apparence en ce qu’il vous a dit, puis qu’il vous a si bien representé ce lieu que je ne croy point qu’il y ait icy un arbre que vous n’ayez veu dans le miroir. Avec semblables mots, elles approcherent si pres de Celadon, que quelques fueilles seulement le leur cachoyent. Et parce qu’ayant remarqué toute chose particulierement, elles recogneurent que c’estoit là sans doute le lieu qui leur avoit esté monstré, elles s’y assirent, en deliberation de voir si la fin seroit aussi veritable que le commencement ; mais elles ne se furent si tost baissees pour s’asseoir, que la principale d’entr’elles aperceut Celadon, et parce qu’elle croyoit que ce fust un berger endormy, elle estendit les mains de chaque coste sur ses compagnes. Puis sans dire mot, mettant le doigt sur la bouche, leur monstra de l’autre main entre ces petits arbres, ce qu’elle voyoit, et se leva le plus doucement qu’elle peut pour ne l’esveiller ; mais le voyant de plus pres, elle le creut mort, car il avoit encor les jambes en l’eau, le bras droit mollement estendu par dessus la teste, le gauche à demy tourne par derriere, et comme engage sous le corps. Le col faisoit un ply en avant pour la pesanteur de la teste, qui se laissoit aller en arriere, la bouche à demi entr’ouverte, et presque pleine de sablon degouttoit encore de tous costez ; le visage en quelques lieux esgratigne et souille, les yeux à moitie clos, et les cheveux qu’il portoit assez longs, si mouillez que l’eau en couloit comme de deux sources le long de ses joues, dont la vive couleur estoit si effacée qu’un mort ne l’a point d’autre sorte. Le milieu des reins estoit tellement avance, qu’il sembloit rompu, et cela faisoit paroistre le ventre enfle plus, quoy que remply de tant d’eau il le fust assez de luy-mesme.

Ces nymphes le voyant en cest estat en eurent pitié, et Leonide qui avoit parlé la premiere, comme plus pitoyable et plus officieuse, fut la premiere qui le prit sous le corps pour le tirer à la rive. A mesme instant l’eau qu’il avoit avalée ressortoit en telle abondance, que la nymphe le trouvant encore chaud, eut opinion qu’on le pourroit sauver. Lors Galathée, qui estoit la principale, se tournant vers là derniere qui la regardoit sans luy aider : Et vous Silvie, luy dit-elle, que veut dire, ma mignonne, que vous estes si faineante ? mettez la main à l’oeuvre, si ce n’est pour soulager vostre compagne, pour la pitié au moins de ce pauvre berger. – Je m’amusois, dit-elle, Madame, à considerer que quoy qu’il soit bien change, il me semble. que je le recognois. Et lors se baissant elle le prit de l’autre costé, et le regardant de plus pres : Pour certain, dit elle, je ne nie trompe pas, c’est celuy que je veux dire, et certes il merite bien que vous le secouriez ; car outre qu’il est d’une des principales familles de ceste contrée, encor a-t’il tant de merites que la peine y sera bien employée.

Cependant l’eau sortoit en telle abondance, que le berger estant fort allege, commenca à respirer, non toutesfois qu’il ouvrit les yeux, ny qu’il revint entierement. Et parce que Galathée eut opinion que c’estoit cestuy-cy, dont le druyde luy avoit parle, elle mesme commenca d’ayder à ses compagnes, disant qu’il le falloit porter en son palais d’Isoure, où elles le pourroient mieux faire secourir. Et ainsi, non point sans peine, elles le porterent jusques où le petit Meril gardoit leur chariot, sur lequel montant toutes trois, Leonide fut celle qui les guida, et pour n’estre veues avec ceste proye par les gardes du palais, dies allerent descendre à une porte secrette.

Au mesme temps, qu’elles furent parties, Astrée revenant de son esvanouissement tomba dans l’eau, comme nous avons dit, si bien que Lycidas, ny ceux qui vinrent chercher Celadon, n’en eurent autres nouvelles que celles que j’ay dites, par lesquelles Lycidas n’estant que trop asseure de la perte de son frere, s’en revenoit pour se plaindre avec Astrée de leur commun desastre. Elle ne faisoit que d’arriver sur le bord de la riviere, où contrainte du desplaisir elle s’estoit assise autant pleine d’ennny et d’estonnement, qu’elle l’avoit peu auparavant este d’inconsideration, et de jalousie. Elle estoit seule, car Phillis voyant revenir Lycidas, estoit allée chercher des nouvelles comme les autres. Ce berger arrivant, et de lassitude, et de desir de sçavoir comme ce malheur estoit advenu, s’assit pres d’elle, et la prenant par la main, luy dit : Mon Dieu, belle bergere, quel malheur est le nostre ! Je dis le nostre : car si j’ay perdu un frere, vous avez aussi perdu une personne qui n’estoit point tant à soy mesme qu’à vous. Ou qu’Astrée fut ententive ailleurs, ou que ce discours luy ennuyast, elle n’y fit point de responce, dont Lycidas estonne, comme par reproche continua : Est il possible, Astrée, que la perte de ce miserable fils [car tel le nommoit-elle] ne vous touche l’ame assez vivement, pour vous faire accompagner sa mort, au moins de quelques larmes ? S’il ne vous avoit point aymée, ou que ceste amitié vous fut incogneue, ce seroit chose supportable de ne vous voir ressentir d’avantage son malheur; mais puis que vous ne pouvez ignorer qu’il ne vous ait aymée plus que luy-mesme, c’est chose cruelle, Astrée, croyez-moy, de vous voir aussi peu esmeue, que si vous ne le cognoissiez point. La bergere tourna alors le regard tristement vers luy, et apres l’avoir quelque temps consideré, elle luy respondit : Berger, il me deplaist de la mort de vostre frere, non pour amitié qu’il m’ait portée, mais d’autant qu’il avoit des conditions d’ailleurs, qui peuvent bien rendre sa perte regrettable ; car quant à l’amitié dont vous parlez, elle a este si commune aux autres bergeres mes compagnes, qu’elles en doivent [pour le moins] avoir autant de regret que moy. – Ah ! ingrate bergere, [s’escria incontinent Lycidas] je tiendray le Ciel pour estre de vos complices, s’il ne punit cette injustice en vous ! Vous avez peu croire celuy inconstant, à qui le courroux d’un pere, les inimitiez des parens, les cruautez de vostre rigueur n’ont pu diminuer la moindre partie de l’extreme affection, que vous ne sçauriez feindre de n’avoir mille et mille fois recogneue en luy trop clairement. Vrayment celle cy est bien une mecognoissance, qui surpasse toutes les plus grandes ingratitudes, puis que ses actions et ses services n’ont peu vous rendre asseurée d’une chose, dont personne, que vous, ne doute plus. – Aussi, respondit Astrée, n’y avoit-il personne à qui elle touchast comme à moy. – Elle le devoit certes [repliqua le berger] puis qu’il estoit tant à vous, que je ne sçay, et si fay, je le sçay, qu’il eust plustost desobey aux grands Dieux qu’à la moindre de vos volontez.

Alors la bergere en colere luy respondit : Laissons ce discours, Lycidas, et croyez moy, qu’il n’est point à l’avantage de vostre frere ; mais s’il m’a trompée, et laissée avec ce desplaisir de n’avoir plustost sceu recognoistre ses tromperies, et finesses, il s’en est allé, certes, avec une belle despouille, et de belles marques de sa perfidie. – Vous me rendez [repliqua Lycidas] le plus estonne du monde : en quoy avez vous recogneu ce que vous lui reprochez ? – Berger, adjousta Astrée, l’histoire en seroit trop longue et trop ennuyeuse. Contentez vous, que si vous ne le sçavez, vous estes seul en ceste ignorance, et qu’en toute ceste riviere de Lignon, il n’y a berger qui ne vous die que Celadon aymoit en mille lieux. Et sans aller plus loing, hier j’ouys de mes oreilles mesmes les discours d’amour qu’il tenoit à son Aminthe, car ainsi la nommoit-il, ausquels je me fusse arrestée plus long temps, n’eust este que sa honte me desplaisoit, et que pour dire le vray, j’avois d’autres affaires ailleurs, qui me pressoient d’avantage.

Lycidas alors comme transporte s’ecria : Je ne demande plus la cause de la mort de mon frere, c’est vostre jalousie, Astrée, et jalousie fondée sur beaucoup de raisons, pour estre cause d’un si grand mal-heur. Helas ! Celadon, que je voy bien reussir à ceste heure vrayes les propheties de tes soupçons, quand tu disois que ceste feinte te donnoit tant de peine, qu’elle te cousteroit la vie ; mais encore ne cognoissois tu pas de quel costé ce malheur te devoit advenir. Puis s’adressant à la bergere : Est-il croiable, dit-il, Astrée, que ceste maladie ait este si grande qu’elle vous ait fait oublier les commandemens que vous luy avez faits si souvent ? Si seray-je bien tesmoing de cinq ou six fois pour le moins qu’il se mit à genous devant vous, pour vous supplier de les revoquer : vous souvient-il point que quand il revint d’Italie, ce fut une de vos premieres ordonnances, et que dedans ce rocher, où depuis si souvent je vous veis ensemble, il vous requit de luy ordonner’ de mourir, plus tost que de feindre d’en aymer une autre ? Mon : Astrée, vous dis-il [je me ressouviendray toute ma vie des mesmes paroles] ce n’est point pour refuser, mais pour ne pouvoir observer ce commandement, que je me jette à vos pieds, et vous supplie que pour tirer preuve de ce que vous pouvez sur moy, vous me commandiez de mourir, et non point de servir, comme que ce soit, autre qu’Astrée. Et vous luy respondites : Mon fils, je veux ceste preuve de vostre amitié, et non point vostre mort, qui ne peut estre sans la mienne ; car, outre que je sçay que celle cy vous est la plus difficile, encore nous rapportera-t’elle une commodité, que nous devons principalement rechercher, qui est de clorre et les yeux et la bouche aux plus curieux et aux plus medisans. S’il vous repliqua plusieurs fois, et s’il en fit tous les refus que l’obeissance [à quoy son affection l’obligeoit envers vous] luy pouvoit permettre, je m’en remets à vous-mesme, si vous voulez vous en ressouvenir ; tant y a que je ne croy point qu’il vous ait jamais desobey, que pour ce seul sujet. Et à la verité ce luy estoit une contrainte si grande, que toutes les fois qu’il revenoit du lieu, où il estoit force de feindre, il falloit qu’il se mit sur un lict, comme revenan’t de faire un tres grand effort.

Et lors, il s’arresta pour quelque temps, et puis il reprit ainsi. Or sus, Astrée, mon frere est mort. C’en est fait, quoy que vous en croyez, ou mecroyez, ne luy pent r’apporter bien, ny mal, de sorte que vous ne devez plus penser que je vous en parle en sà consideration, mais pour la seule vérité. Toutefois ayez-en telle croyance qu’il vous plaira: si vous jureray-je qu’il n’y a point deux jours que je le trouvay gravant desvers sur l’escorce de ces arbres, qui sont par delà la grande prairie à main gauche du bié et m’asseure que si vous y daignez tourner les yeux vous remarquerez que c’est luy qui les y a couppez ; car vous recognoissez trop bien ses caracteres si ce n’est qu’oublieuse de luy et de ses services passez, vous ayez de mesme perdu la memoire de tout ce qui je touche, mais je m’asseure que les dieux ne je permettront pour sa satisfaction, et pour vostre punition. Les vers sont tels :

Madrigal

Je pourray bien dessus moy mesme.

Quoy que mon amour soit extresme,

Obtenir encor ce Point,

De dire que je n’ayme point.

Mais feindre d’en aymer un’autre,

Et d’en adorer l’oeil vainqueur

Comme en effet e fay le vostre,

Je n’en sçaurois avoir le cœur.

Et s’il le faut, ou que je meure,

Faites moy mourir de bonne heure.

Il peut y avoir sept ou huict jours, qu’ayant este contraint de m’en aller pour quelque temps sur les rives de Loire, pour response il m’escrivit une lettre que je veux que vous voyez, et si en la lisant vous ne recognoissez son innocence, je veux croire qu’avec vostre bonne volonte vous avez perdu pour luy toute espece de jugement. Et lors la prenant en sa poche, la luy leut. Elle estoit telle :

Response de Celadon à Lycidas

Ne t’enquiers plus de ce que je fais, mais sçache que je continue tousjours en ma peine ordinaire. Aimer et ne l’oser faire paroistre, aimer point ei jurer le contraire : cher frere, c’est tout l’exercice, ou plustost le supplice de ton Celadon. On dit que deux contraires ne peuvent en mesme temps estre en mesee lieu, toutesfois la vraye et la feinte amitié sont d’ordinaire en mesmes actions ; mais ne t’en estonne Point, car je suis contraint à l’un par la perfection, et à autre par le commandement de mon Astrée. Que si ceste vie te semble estrange, ressouviens toy que les miracles sont les oeuvres ordinaires des dieux et que veux tu que ma déesse cause en moy que des miracles ?

Il y avoit long temps qu’Astrée n’avoit rien respondu, parce que les paroles de Lycidas la mettoient presque hors d’elle mesme. Si est-ce que la jalousie, qui retenoit encore quelque force en son ame, luy fit prendre ce papier, comme estant en doute que Celadon l’eust escrit.

Et quoy qu’elle recogneust, que vrayement c’estoit luy, si disputoit elle le contraire en son ame, suyvant la coustume de plusieurs personnes, qui veulent tousjours fortifier, comme que ce soit, leur opinion. Et presque au mesme temps plusieurs bergers arriverent de la queste de Celadon, où ils n’avoyent trouvé autre marque de luy que son chappeau, qui ne fut à la triste Astrée qu’un grand renouvellement d’ennuy. Et parce qu’elle se ressouvint d’une cachette qu’Amour leur avoit fait inventer, et qu’elle n’eust pas voulu estre recogneue, elle fit signe à Phillis de le prendre. Et lors chacun se mit sur les regrets, et sur les louanges du pauvre berger, et n’en y eut un seul qui n’en racontast quelque vertueuse action ; elle sans plus, qui le ressentoit d’avantage, estoit contrainte de demeurer muette, et de le monstrer le moins, sçachant bien que la souveraine prudence en amour est de tenir son affection cachée, ou pour je moins de n’en faire jamais rien paroistre inutilement. Et parce que la force qu’elle se faisoit en cela, estoit tres grande, et qu’elle ne pouvoit la supporter plus longuement, elle s’approcha de Phillis, et la pria de ne la point suivre, afin que les autres en fissent de, mesme ; et luy prenant je chapeau qu’elle tenoit en sa main, elle partit seule, et se mit à suivre je sentier par où ses pas sans election la guidoyent. Il n’y avoit guere berger en la trouppe qui ne sceut l’affection de Celadon parce que ses parents par leurs contrarietez, l’avoient decouvert plus que ses actions, mais elle s’y estoit conduite avec tant de discretion, que hormis Semyre, Lycidas et Phillis, il n’en y avoit point qui sceust la bonne volonté qu’elle luy portoit, et encore que l’on cogneut bien que ceste perte l’affligeoit, si l’attribuoit-on plustost à un bon naturel, qu’à un amour [tant profite la bonne opinion que l’on a d’une personne].

Cependant elle continuoit son chemin, le long duquel mille pensers, ou plustost mille desplaisirs la talonnaient pas à pas, de telle sorte que quelquesfois douteuse, -d’autres fois asseurée de l’affection de Celadon, elle ne sçavoit, si elle le devoit plaindre, ou se plaindre de luy. Si elle se ressouvenoit de ce que Lycidas luy venoit de dire, elle le jugeoit innocent ; que si les paroles qu’elle luy avoit ouy tenir aupres de la bergere Amynthe, luy revenoient en la memoire, elle le condamnoit comme coulpable. En ce labyrinthe de diverses pensées, elle alla longuement errante par ce bois, sans nulle election de chemin, et par fortune, ou par le vouloir du Ciel, qui ne pouvoit souffrir que l’innocence de Celadon demeurast plus longuement douteuse en son ame, ses pas la conduisirent, sans qu’elle y pensast, le long du petit ruisseau entre les mesmes arbres, où Lycidas luy avoit dit que les vers de Celadon estoient gravez. Le’desir de sçavoir s’il avoit dit vray, eut bien eu assez de pouvoir en elle pour les luy faire chercher fort curieusement, encore qu’ils eussent este fort cachez : mais la coupure qui estoit encore toute fresche les lui descouvrit assez tost. 0 Dieu ! comme elle les recogneut pour estre de Celadon, et comme promptement elle y courut pour les lire, mais combien vivement lui toucherentils l’ame ! Elle s’assit en terre, et mettant en son giron le chappeau et la lettre de Celadon, elle demeura quelque temps les mains jointes ensemble, et les doigts serrez l’un dans l’autre, tenant les yeux sur ce qui luy restoit de son berger. Et voyant que le chappeau grossissoit àl’endroit où il avoit accoustume de mettre ses lettres, quand il vouloit les luy donner secrettement, elle y porta curieusement la main, et passant les doigts dessous la doubleure, rencontra le feutre apiecé , duquel destachant la gance, elle en tira un papier que ce jour mesme Celadon y avoit mis. Cette finesse fut inventee entr’eux, lors que la mal-veillance de leurs peres les empeschoit de se pouvoir parler; car feignant de se jetter par jeu ce chappeau, ils pouvaient aisement recevoir et donner leurs lettres. Toute tremblante elle sortit celle-cy hors de sa petite cachette, et toute hors de soyapres l’avoir despliée elle y jetta la veue pour la lire; mais elle avoit tellement esgaré les puissances de son ame, qu’elle fut contraire de se frotter plusieurs fois les yeux avant que de le pouvoir faire ; en fin elle leut tels mots :

Lettre de Celadon à la bergere Astrée

Mon Astrée, si la dissimulation, à quoi vous me contraignez, est pour me faire mourir de peine, vous le pouvez plus aisement d’une seule parole ; si c’est pour punir mon outrecuidance, vous estes juge trop doux, de m’ordonner un moindre supplice que la mort. Que si c’est pour esprouver quelle puissance vous avez sur moy, pourquoy n’en rechercher vous un tesmoignage plus prompt que celui-cy, de qui la longueur vous doit estre ennuyeuse : car je ne sçaurois penser que ce soit pour celer nostre dessein comme vous dites, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute en donnera assez prompte et deplorable cognoissance. Jugez donc, mon bel Astre, que c’est assez endure, et qu’il est desormais temps que vous me permettiez de faire le personnage de Celadon, ayant si longuement, et avec tant de Peine representé celuy de la personne du monde, qui luy est la plus contraire.

O quels cousteaux trenchans furent ces paroles en son ame ! lors qu’elles luy remirent en memoire le commandement qu’elle luy avoit fait, et’la resolution qu’ils avoient prise de cacher par ceste dissimulation leur amitié. Mais voyez quels sont les enchantemens d’amour : elle recevoit un desplaisir extreme de la mort de Celadon, et toutefois elle n’estoit point sans quelque contentement au milieu de tant d’ennuis, cognoissant que veritablement il ne luy avait point este infidelle. Et des qu’elle en fust certaine, et que tant de preuves eurent esclaircy les nuages de sa jalousie, toutes ces considerations se joignirent ensemble, pour avoir plus de force à la tourmenter; de sorte que ne pouvant recourre à autre remede qu’aux larmes, tant pour plaindre Celadon, que pour pleurer sa propre perte, elle donna commencement à ses regrets, avec un ruisseau de pleurs. Et puis de cent pitoyables helas ! interrompant le repos de son estomach, d’infinis sanglots le respirer de sa vie, et d’impitoyables mains outrageant ses belles mains mesmes, elle se ramenteut la fidelle amitié qu’elle avoit auparavant recogneue en ce berger, l’extremité de son affection, le desespoir où l’avoit poussé si promptement la rigueur de sa response. Et puis se representant le temps heureux qu’il l’avoit servie, les plaisirs et contentemens que l’honnestete de sa recherche luy avoient rapportez, et quel commencement d’ennuy elle ressentoit desja par sa perte, encore qu’elle le trouvast tres-grand, si ne le jugeoit elle egal à son imprudence, puis que le terme de tant d’années luy devoit donner assez d’asseurance de sa fidelité. D’autre costé Lycidas, qui estoit si mal satisfait d’Astree, qu il n’en pouvoit presque avec patience souffrir la pensée, se leva d’aupres de Phillis, pour ne dire chose contre sa compagne qui luy depleust, et partit l’estomach si enflé, les yeux si couverts de larmes, et le visage si change, que sa bergere le voyant en tel estat, et donnant à ce coup quelque chose à son amitié, le suivit sans craindre ce qu’on pourroit dire d’elle. Il alloit les bras croisez sur I’estomach, la teste baissée, le chappeau enfoncé, mais l’ame encore plus plongée dans la tristesse. Et parce que la pitié de son mal obligeoit les bergers qui l’aimoient à participer à ses ennuis, ils alloient suivant et plaignant apres lui ; mais ce pitoyable office ne luy estoit qu’un rengregement de douleur. Car l’extreme ennuy a cela, que la solitude doit estre son premier appareil, parce qu’en compagnie l’ame n’ose librement pousser dehors les venins de son mal, et jusques à ce qu’elle s’en soit deschargée, elle n’est capable des reniedes de la consolation. Estant en ceste peine, de fortune ils rencontrerent un jeune berger couche de son long sur l’herbe, et deux bergeres aupres de luy ; l’une luy tenant la teste en son giron, et l’autre jouant d’une harpe, cependant qu’il alloit souspirant tels vers, les yeux tendus contre le ciel, les mains jointes sur son estomach, et le visage tout couvert de larmes.

Stances sur la mort de Cleon

La beauté que la mort en cendre a fait resoudre,

La des pouillant si tost de son humanité,

Passa comme un esclair, et brusla comme un foudre,

Tant elle eut peu de vie, et beaucoup de beauté.

Ces yeux jadis autheurs des douces entreprises

Des plus cheres amours sont à jamais fermez.

Beaux yeux qui furent pleins de tant de mignardises,

Qu ’on ne les veit jamais sans qu’ils f ussent aimez.

S’il est vray, la beaute d’entre nous est ravie,

Amour pleure vaincu qui fut toujours vainqueur,

Et celle qui donnoit à mille cœurs la vie,

Est morte, si ce n’est qu’elle vive en mon cœur.

Et quel bien desormais peut estre desirable,

Puis que le plus parfait est le plustost ravy ?

Et qu’ainsi que du corps l’ombre est inseparable,

Il faut qu’un bien tousjours soit d’un mal-heur suivy ?

Il semble, ma Cleon, que votre destinée

Ait des son Orient vostre jour achevé,

Et que vostre beauté morte aussi tost que née,

Au lieu de son berceau son cercueil ait trouvé.

Non, vous ne mourez pas, mais c’est plustost moy-mesme,

Puisque vivant je fus de vous seacle animé,

Et si l’amant a vie en la chose qu’il aime,

Vous revivez en moy m’ayant tousjours aimé.

Que si je vis, amour veut donner cognoissance,

Que mesme sur la mort il a commandement,

Ou comme estant un dieu pour monstrer sa puissance

Et sans ame et sans cœur faire vivre un amant.

Mais, Cleon, si du Ciel l’ordonnance fatale

D’un trespas inhumain vous fait sentir l’effort,

Amour à vos destins rend ma fortune égale,

Vous mourrez par mon deuil, et moy par vostre mort.

Je regrettois ainsi mes douleurs immortelles,

Sans que par mes regrets la mort puist s’attendrir :

Et mes deux yeux echangez en sources eternelles,

Qui pleurerent mon mal, ne sceurent l’amoindrir.

Quand Amour avec moy d’une si belle morte

Ayant plaint la mal-heur qui cause mes travaux,

Sechons, dit-il, nos yeux, pleignons d’une autre sorte,

Aussi bien tous les pleurs sont moindres que nos maux.

Lycidas et Phillis eussent bien eu assez de curiosité pour s’enquerir de l’ennuy de ce berger,’si le leur propre le leur eust permis ; mais voyant qu’il avoit autant de besoin de consolation qu’eux, ils ne voulurent adjouster le mal d’autruy au leur, et ainsi laissant les autres bergers attentifs à l’escouter, ils continuerent leur chemin sans estre suivis de personne, pour le desir que chacun avoit de sçavoir qui estoit ceste trouppe incogneue. A peine estoit party Lycidas, qu’ils ouyrent d’assez . loing une autre voix qui sembloit de s’approcher d’eux, et la voulant escouter, ils furent empeschez par la bergere qui tenoit la teste du berger dans son giron, avec telles plaintes : Et bien ! cruel, et bien, berger sans pitie ! jusques à quand ce courage obstine s’endurcira-t’il à mes prieres ? jusqu’à quand as-tu ordonne que je sois dedaignée pour une chose qui n’est plus? et que pour une morte je sois privée de ce qui luy est inutile ? Regarde, Tyrcis, regarde, idolatre des morts, et ennemy des vivants, quelle est la perfection de mon amitié, et apprens quelquefois, apprens à aimer les personnes qui vivent, et non pas celles qui sont mortes, qu’il faut laisser en repos apres je dernier adieu, et non pas en troubler les cendres bien-heureuses par des larmes inutiles, et prens gardes, si tu continues, de n’attirer sur toy la vengeance de ta cruauté, et de ton injustice.

Le berger alors, sans tourner les yeux vers elle, luy respondit froidement: Pleust à Dieu, belle bergere, qu’il me fust permis de vous pouvoir satisfaire par ma mort, car pour vous oster, et moy aussi de la peine où nous sommes, je la cherirois plus que ma vie ! Mais puisque, comme si souvent vous m’avez dit, ce ne seroit que rengreger vostre mal, je vous supplie, Laonice, rentrez en vous mesme, et considerez combien vous avez peu de raison, de vouloir deux fois faire mourir ma chere Cleon. Il suffit bien [puisque mon malheur l’a ainsi voulu] qu’elle ait une fois paye le tribut de son humanité; que si apres sa mort elle est venue revivre en moy par la force de mon amitié, pourquoy, cruelle, la voulez vous faire remourir par l’oubly qu’une nouvelle amour causeroit en mon ame ? Non, non, bergere, vos reproches n’auront jamais tant de force en moy, que de me faire consentir à un si mauvais conseil, d’autant que ce que vous nommez cruauté, je l’appelle fidelité, et ce que vous croyez digne de punition, je l’estime meriter une extreme louange. Je vous ay dit qu’en mon cercueil la memoire de ma Cleon vivra parmy mes os. Ce que je vous ay dit, je l’ay mille fois juré aux dieux immortels, et à ceste belle ame qui est avecques eux ; et croiriez-vous qu’ils laissassent impuny Tyrcis, si oublieux de ses serments il devenoit infidele ? Ah ! que je voye plustost le ciel pleuvoir des foudres sur mon chef, que jamais j’offense ny mon serment ny ma chere Cleon. Elle vouloit repliquer, lorsque je berger qui alloit chantant, les interrompit, pour estre desja trop pres d’eux, avec’ tels vers :

Chanson de l’inconstant Hylas

Si l’on me dedaigne, je laisse

La, cruelle avec son dedain.

Sans que j’attende au lendemain

De faire nouvelle maistresse ;

C’est erreur de consumer

A se faire par force aymer

Le plus souvent ces tant discrettes,

Qui vant nos amours mesprisant,

Ont au coeur un feu plus cuisant ;

Mais les flammes en sont secrettes,

Que pour d’autres nous allumons,

Cependant gue nous les aymons.

Le trop fidelle opiniastre,

Qui deceu de sa loyauté

Ayme une cruelle beauté

Ne semble-t-il point l’idolastre,

Qui de quelque idole impuissant

jamais le secours ne ressent ?

On dit que qui ne se lasse

De longuement importuner,

Par force en fin se fait donner

Mais c’est avoir mauvaise grace,

Quoy qu’on puisse avoir de quelqu’un,

Que d’estre tousjours importun.

Voyez les, ces amans fidelles,

Ils sont tousjours pleins de douleurs

Les souspirs, les regrets, les pleurs

Sont leurs contenances plus belles,

Et semble que pour estre amant,

Il faille plaindre seulement.

Celuy doit-il s’appeler homme,

Qui, l’honneur de l’homme etouffant,

Pleure tout ainsi qu’un enfant,

Pour la perte de quelque pomme ?

Ne faut-il plustost le nommer

Un fol qui croit de bien aymer ?

Moy qui veux fuyr ces sottises,

Qui ne donnent que de l’ ennuy,

Sage par le mal-heur d’autruy

J’use tousjours de mes franchises,

Et ne puis estre mecontant,

Que l’on n’en appelle inconstant.

A ces derniers vers ce berger se trouva si proche de Tyrcis, qu’il peut voir les larmes de Laonice, et parce qu’encores qu’estrangers, ils ne laissoient de se cognoistre, et de s’estre desja pratiquez quelque temps par les chemins, ce berger sçachant quel estoit l’ennui de Laonice et de Tyrcis, s’adressa d’abord à lui de ceste sorte : 0 berger desolé [car à cause de sa triste vie, c’estoit le nom que chacun luy donnoit] si j’estois comme vous, que je m’estimerois mal-heureux ? Tyrcis, l’ovant parler, se releva pour luy respondre : Et moy, luy dit-il, Hylas, si j’estois en vostre place, que je me dirois infortune ! – S’il me falloit plaindre, adjousta cestuy-cy, autant que vous pour toutes les maistresses que j’ay perdues, j’ aurois à plaindre plus longuement que je ne sçaurois vivre. – Si vous faisiez comme moy, respondit Tyrcis, vous n’en auriez à plaindre qu’une seule. – Et si vous faisiez comme moy, repliqua Hylas, vous n’en plaindriez point du tout. – C’est en quoi, dit le desolé, je vous estime miserable ; car si rien ne peut estre le prix d’amour que l’Amour mesme, vous ne fustes jamais aimé de personne, puis que vous n’aimastes jamais, et ainsi vous pouvez bien marchander plusieurs amitiéz, mais non pas les acheter, n’ayant pas la monnoye dont telle marchandise se paye. – Et à quoy cognoissez vous, respondit Hylas, que je n’aime point ? – Je le cognois, dit Tyrcis, à vostre perpetuel changement. – Nous sommes, dit-il, d’une bien differente opinion, Car j’ay tousjours creu que l’ouvrier se rendoit plus parfait, plus il eserçoit souvent le mestier’dont il faisoit profession. – Cela est vray, respondit Tyrcis, quand on suit les regles de l’art, mais quand on fait autrement, il advient comme à ceux qui s’estant fourvoyez, plus ils marchent, et plus ils s’esloignent de leur chemin. Et c’est pourquoy, tout ainsi que la pierre qui roule con- tinuellement, ne se revestit jamais de mousse, mais plustost d’ordure et de sallete, de mesme vostre legereté se peut bien acquerir de la honte,.mais non jamais de l’amour. Il faut que vous sçachiez, Hylas, que les blessures d’Amour sont de telle qualité, que jamais elles ne guerissent. – Dieu me garde, dit Hylas, d’un tel blesseur. – Vous avez raison, repliqua Tyrcis, car si à chaque fois que vous avez este blesse d’une nouvelle beauté, vous aviez receu une playe incurable, je ne sçay si en tout vostre corps il y auroit plus une place saine, mais aussi vous estes prive de ces douceurs et de ces felicitez, qu’Amour donne aux vrais amants, et cela miraculeusement [comme toutes ses autres actions] par la mesme blessure qu’il leur a faite. Que si la langue pouvoit bien exprimer ce que le cœur ne pcut entierement gouster, et qu’il vous fust permis d’ouyr les secrets de ce dieu, je ne croy pas que vous ne voulussiez renoncer à vostre infidelité.

Hylas alors en sousriant : Sans mentir, dit-il vous avez raison, Tyrcis de vous mettre du nombre de ceux qu’Amour traite bien. Quant à moy, s’il traitte tous les autres comme vous, je vous en quitte de bon cœur ma part, et pouvez garder tout seul vos felicitez, et vos contentemens, et ne craignez que je les vous envie. Il y a plus d’un mois, que nous sommes presque d’ordinaire ensemble ; mais marquez moy le jour, l’heure, ou le moment, où j’ay peu voir vos yeux sans l’agreable compagnie de vos larmes et, au contraire, dites avec verite le jour, l’heure, et le moment où vous m’avez seulement ouy souspirer pour mes amours. Tout homme qui n’aura point le gout perverty, comme vous le sens, ne trouvera-t-il les douceurs de ma vie plus agreables, et aymables, que les amertumes ordinaires de la vostre ?

Et se tournant vers la bergere qui s’estoit plainte de Tyrcis : Et vous insensible bergere, ne prendrez vous jamais assez de courage pour vous delivrer de la tyrannie, où ce denature berger vous fait vivre ? voulez vous par votre patience vous rendre complice de sa faute ? Ne cognoissez vous pas qu’il fait gloire de vos larmes, et que vos supplications l’eslevent à telle arrogance, qu’il luy semble que vous luy estes trop obligée, quand il les escoute avec mespris ?

La bergere avec un grand helas ! luy respondit : Il est fort aise, Hylas, à celuy qui est sain de conseiller le malade, mais si tu estois en ma place, tu cognoistrois que c’est en vain que tu me donnes ce conseil, et que la douleur me peut bien oster l’ame du corps, mais non pas la raison chasser de mon ame ceste trop forte passion. Que si cest aimé berger use envers moy de tyrannie, il peut encores traitter avec beaucoup plus absolue puissance, quand il luy plaira, ne pouvant vouloir d’avantage sur moy, que son authorité ne s’estende beaucoup plus outre. Laissons donc là tes conseils, Hylas, et cesse tes reproches, qui ne peuvent que rengreger mon mal sans espoir d’allegeance, car je suis tellement toute à Tyrcis, que je n’ay pass mesme ma volonté. – Comment, dit le berger, vostre volonté n’est pas vostre ? et que sert-il donc de vous aymer, et servir ? – Cela mesme, respondit Laonice, que me sert l’amitié et le service que je rends à ce berger. – C’est à dire, repliqua Hylas, que, je perds mon temps et ma peine, et que vous racontant mon affection, ce n’est qu’esveiller en vous les paroles, dont apres vous vous servez en parlant à Tyrcis. – Que veux-tu, Hylas, lui dit-elle en souspirant, que je te responde là dessus, sinon qu’il y a long temps que je vay pleurant ce mal-heur, mais beaucoup plus en ma consideration qu’en la tienne. – Je n’en doute point, dit Hylas, mais puis que vous estes de ceste humeur, et que je puis plus sur moy, que vous ne pouvez sur vous, touchez là, bergere, dit-il luy tendant la main, ou donnez moy conge, ou recevez-le de moy, et croyez qu’aussi bien, si vous ne le faites, je ne laisseray pas de me retirer, ayant trop de honte de servir une si pauvre maistresse.

Elle luy respondit assez froidement : Ny toy, ny moy, n’y ferons pas grand’perte. Pour le moins je t’asseure bien que celle-là ne me fera jamais oublier le mauvais traitement que je reçois de ce berger. – Si vous aviez, luy respondit-il, autant de cognoissance de ce que vous perdez en me perdant que vous monstrez peu de raison en la poursuite que vous faites, vous me plaindriez plus que vous ne souhaittez l’affection de Tyrcis ; mais le regret que vous aurez de moy sera bien petit, s’il n’esgale celuy que j’ay pour vous. Et lors il chanta tels vers en s’en allant:

Sonnet

Puis qu’il faut arracher la prof onde racine,

Qu’amour en vous voyant nie planta dans le cœur,

Et que tanz de desirs avec tant de langueur,

Ont si soigneusement nourrie en ma poitrine :

Puis qu’il faut que le temps qui vid son origine,

Triomphe de sa fin, et s’en nomme vainqueur,

Faisons un beau dessein, et sans vivre en langueur,

Ostons en tout d’un coup, et l’espine.

Chassons tous ces desirs, esteignons tous ces feux,

Rompons tous ces liens, serrez de tant de nœuds,

Et prenons de nous-mesme un congé volontaire.

Nous le vaincrons ainsi, cest Amour indompté,

Et ferons sagement de nostre

volonté

Ce que le temps en fin nous forceroit de faire.

Si ce berger fust venu en ce pays, en une saison moins fascheuse, il y eut trouvé sans doute plus d’amis, mais l’ennuy de Celadon, dont la perte estoit encores si nouvelle, rendoit si tristes tous ceux de ce rivage, qu’ils ne se pouvoient arrester à telles gaillardises. C’est pourquoy ils le laisserent aller, sans avoir curiosité de luy demander, ny à Tyrcis aussi, quel estoit le sujet qui les conduisoit ; et quelques uns retournerent en leurs cabanes, et quelques autres continuant de rechercher Celadon, passerent qui decà, qui delà la riviere, sans laisser jusques à Loire ny arbre, ni buisson, dont ils ne descouvrissent les cachettes. Toutesfois ce fut en vain, car ils ne sceurent jamais en trouver d’autres nouvelles ; seulement Silvandre rencontra Polemas tout seul, non point loin du lieu, où peu auparavant Galathée et les autres Nymphes avoient pris Celadon. Et parce qu’il commandoit à toute la contrée sous l’authorité de la Nymphe Amasis, le berger, qui l’avoit plusieurs fois veu à Marsilly, luy rendit en le saluant tout l’honneur qu’il luy fut possible. Et d’autant qu’il s’enquit de ce qu’il alloit cherchant le long du rivage, il luy dit la perte de Celadon, dequoy Polemas fut marry, ayant tousjours aimé ceus de sa famille.

D’autre coste, Lycidas qui se promenoit avec Phillis, apres avoir quelque temps demeure muet, enfin se tournant vers elle : Et bien, belle bergere, luy dit-il, que vous semble de l’humeur de vostre compagne ? Elle qui ne sçavoit encore la jalousie d’Astree, luy respondit, que c’estoit le moindre deplaisir qu’elle en devoit avoir, et qu’en un si grand ennuy, il luy devoit bien estre permis d’esloigner, et fuir toute compagnie ; car Phillis pensoit qu’il se plaignoit, de ce qu’elle s’en estoit alle seule. Ouy certes, répliqua Lycidas, c’est le moindre, mais aussy croy-je qu’en vérité c’est le plus grand, et faut dire que c’est bien la plus ingrate du monde, et la plus indigne d’estre aimée. Voyez, pour Dieu ! quelle humeur est la sienne : mon frere n’a jamais eu dessein, tant s’en faut, n’a jamais eu pouvoir d’aimer qu’elle seule ; elle le sçait, la cruelle qu’elle est, car les preuves qu’il luy a rendues, ne laissent rien en doute. Le temps a esté vaincu, les difficultez, voire les impossibilitez desdaignées, les absences surmontées, les courroux paternels mesprisez, ses rigueurs, ses cruautez, ses desdains mesmes supportez, par une si grande longueur de temps, que je ne sçay autre qui l’eust peu faire, que Celadon. Et, avec tout cela, ne voilà pas ceste volage, qui comme je croy, ayant ingratement changé de volonté, s’ennuyoit de voir plus longuement vivre celuy qu’autrefois elle n’avoit peu faire mourir par ses rigueurs et qu’à ceste heure elle sçavoit avoir si indignement offencé ? Ne voilà pas, dis-je, ceste volage qui se feint de nouveaux pretextes de haine et de jalousie, luy commande un eternel exil, et le desespere, jusques à luy faire rechercher la mort ? – Mon Dieu, dit Phillis toute estonnée, que me dites vous, Lycidas ? est-il possible qu’Astrée ait fait une telle faute ? – Il est vrayement tres-certain, respondit le berger, elle m’en a dit une partie, et le reste je l’ay aisement jugé par ses discours. Mais bien qu’elle triomphe de la vie de mon frere, et que sa perfidie, et ingratitude luy deguise ceste faute, comme elle aimera le mieux, si vous fay-je serment. que jamais amant n’eut tant d’affection ny de fidelite que luy. Non point que je vueille qu’elle le sçache, si ce n’est que cela luy rapporte par la cognoissance qu’il luy pourroit donner de son erreur, quelque extreme déplaisir ; car d’ores en là, je luy suis autant mortel ennemy, que mon frere luy a este fidele serviteur, et elle indigne d’en estre aimé.

Ainsi alloient discourant Lycidas et Phillis : luy, infiniment fasche de la mort de son frere, et infiniment offence contre Astrée ; elle, marrie de Celadon, faschée de l’ennuy de Lycidas, et estonnée de la jalousie de sa compagne. Toutesfois, voyant que la playe en estoit encor trop sensible, elle ne voulut y joindre les extremes remedes, mais seulement quelques legers preparatifs, pour adoucir, et non point pour resoudre ; car en toute façon elle ne vouloit pas que la perte de Celadon luy coustast Lycidas, et elle consideroit bien, que si la haine continuoit entre luy et Astrée, il falloit qu’elle rompit avec l’un des deux, et toutesfois l’amour ne vouloit point ceder à l’amitie, ny l’amitie à l’amour, et si l’un ne vouloit consentir à la mort de l’autre. D’autre costé Astrée remplie de tant d’occasions d’ennuis, comme je vous ay dit, lascha si bien la bonde à ses pleurs, et s’assoupit tellement en sa douleur que, pour n’avoir assez de larmes pour laver son erreur, ny assez de paroles pour declarer son regret, ses yeux et sa bouche remirent leur office à son imagination, si longuement, qu’abatue de trop d’ennuy, elle s’endormit sur telles pensées.

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