Морис Баррес. Колетта Бодош

Морис Баррес. Колетта Бодош

(Отрывок)

HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE DE METZ

Il n’y a pas de ville qui se fasse mieux aimer que Metz. Un Messin français à qui l’on rappelle sa cathédrale, l’Esplanade, les rues étroites aux noms familiers, la Moselle au pied des remparts et les villages disséminés sur les collines, s’attendrit. Et pourtant ces gens de Metz sont de vieux civilisés, modérés, nuancés, jaloux de cacher leur puissance d’enthousiasme. Un passant ne s’explique pas cette émotion en faveur d’une ville de guerre, où il n’a vu qu’une belle cathédrale et des vestiges du dix-huitième siècle, auprès d’une rivière agréable. Mais il faut comprendre que Metz ne vise pas à plaire aux sens ; elle séduit d’une manière plus profonde : c’est une ville pour l’âme, pour la vieille âme française, militaire et rurale.

Les statues de Fabert et de Ney, que sont venues rejoindre celles de Guillaume Ier et de Frédéric-Charles, étaient entourées du prestige qu’on accorde aux pierres tutélaires. On se montrait les héros des grandes guerres sur les places où les officiers allemands exercent aujourd’hui leurs recrues. Les édifices civils gardent encore la marque des ingénieurs de notre armée ; c’est partout droiture et simplicité, netteté des frontons sculptés, aspect rectiligne de l’ensemble. D’un bord à l’autre de la place Royale, le palais de justice s’accorde fraternellement avec la caserne du génie ; les maisons bourgeoises, elles-mêmes, se rangent à l’alignement, et, sous les arcades de la place Saint-Louis, on croit sentir une discipline. Cet esprit s’étend sur la douce vallée mosellane. Depuis l’Esplanade, on devine sous un ciel nuageux douze villages vignerons, baignés ou mirés dans la Moselle, et qui nous caressent, comme elle, par la douceur mouillée de leurs noms : Sey, qui donne le premier de nos vins ; Rozérieulles, où chaque maison possède sa vigne ; Woippy, le pays des fraises ; Lorry, que ses mirabelles enrichissent ; tous chargés d’arbres à fruits qui semblent les abriter et les aimer. Mais les collines où ils s’étagent ont leurs têtes aplanies : c’est qu’elles sont devenues les forts de Plappeville, de Saint-Quentin, de Saint-Blaise et de Sommy.

Les Messins d’avant la guerre, tous soldats ou parents de soldats, vivaient en rapports journaliers avec la région agricole. Les rentiers y avaient leurs fermes, les marchands leurs acheteurs, et la plus modeste famille rêvait d’une maison de campagne où, chaque automne, on irait surveiller la vendange.

Tout cela composait une atmosphère très propre â la conservation du vieux type français. Qui n’a pas connu, médité cette ville, ignore peut-être la valeur d’une civilisation formée dans les mœurs de l’agriculture et de la guerre. Les Lorrains émigrés ne regrettent pas simplement des paysages, des habitudes, une société dispersée, ils croient avoir laissé derrière eux quelque chose de leur santé morale.

Jamais je ne passe le seuil de cette ville désaffectée sans qu’elle me ramène au sentiment de nos destinées interrompues. Metz est l’endroit où l’on mesure le mieux la dépression de notre force. Ici l’on s’est fatigué pour une gloire, une patrie et une civilisation qui toutes trois gisent par terre. Seul un cercle de femmes les protège encore. Instinctivement, je me dirige vers l’île Chambières, et vais m’asseoir auprès du monument que les Dames de Metz ont dressé à la mémoire des soldats qu’elles avaient soignés. C’est une de nos pierres sacrées, un autel et un refuge, le dernier de nos menhirs.

Tout autour de ce haut lieu, le flot germain monte sans cesse et menace de tout submerger. Au nombre de vingt-quatre mille (sans compter la garnison), les immigrés dominent électoralement les vingt mille indigènes. Sous l’effort de cette inondation, l’édifice français va-t-il être emporté ? Le voyageur qui arrive aujourd’hui à Metz distingue, dès l’abord, ce que vaudrait cette ville reconstruite à l’allemande et selon les besoins du vainqueur.

La gare neuve où l’on débarque affiche la ferme volonté de créer un style de l’empire, le style colossâl, comme ils disent en s’attardant sur la dernière syllabe. Elle nous étonne par son style roman et par un clocher, qu’a dessiné, dit-on, Guillaume II, mais rien ne s’élance, tout est retenu, accroupi, tassé sous un couvercle d’un prodigieux vert-épinard. On y salue une ambition digne d’une cathédrale, et ce n’est qu’une tourte, un immense pâté de viande. La prétention et le manque de goût apparaissent mieux encore dans les détails. N’a-t-on pas imaginé de rappeler dans chacun des motifs ornementaux la destination de l’édifice ! En artistes véridiques, nous autres, loyaux Germains, pour amuser nos sérieuses populations, qui viennent prendre un billet de chemin de fer, nous leur présenterons dans nos chapiteaux des têtes de soldats casquées de pointes, des figures d’employés aux moustaches stylisées, des locomotives, des douaniers examinant le sac d’un voyageur, enfin un vieux monsieur, en chapeau haut de forme, qui pleure de quitter son petit-fils… Cette série de platitudes, produit d’une conception philosophique, vous n’en doutez pas, pourrait tant bien que mal se soutenir à coups de raisonnements, mais nul homme de goût ne les excusera, s’il a vue leur morne moralité.

Au sortir de la gare, on tombe dans un quartier tout neuf, où des centaines de maisons chaotiques nous allèchent d’abord par leur couleur café au lait, chocolat ou thé, révélant chez les architectes germains une prédilection pour les aspects comestibles. Je n’y vois nulle large, franche et belle avenue qui nous mène à la ville, mais une même folie des grandeurs déchaîne d’énormes caravansérails et des villas bourgeoises, encombrées de sculptures économiques et tapageuses. En voici aux façades boisées et bariolées à l’alsacienne, que flanquent des tourelles trop pointues pour qu’on y pénètre. En voilà de tendance Louis XVI, mais bâties en pierre rouge, ornées de vases en fonte et couronnées de mansardes en fer-blanc. Ici du gothique d’Augsbourg, là quelques échantillons de ce roman qui semble toujours exciter mystérieusement la sensibilité prussienne. Enfin mille lutins, elfes et gnomes, courbés sous d’invisibles fardeaux.

Je ne ressens aucune émotion de force devant ces façades à pierres non équarries, qui ne sont qu’un mince placage sur briques. Et je n’éprouve pas davantage un joyeux sentiment de fantaisie à voir un maçon tirer de son sac, au hasard, un assortiment infini de motifs architecturaux. Ces constructeurs possèdent une érudition étendue, et, par exemple, un Français voit bien qu’ils ont copié à Versailles d’excellents morceaux, de très bons œils-de-bœuf, des pilastres, des obélisques ; mais ces motifs, juxtaposés au petit bonheur, ne sont pas réduits aux justes proportions, ni exécutés avec les matériaux convenables. Tout ce quartier neuf, qui vise à la puissance et à la richesse, n’est que mensonge, désordre et pauvreté de génie. C’est proprement inconcevable, sinon comme le délire d’élèves surmenés ou la farce injurieuse de rapins qui bafouent leurs maîtres. On croit voir, figées en saindoux, les folies d’étudiants architectes à la taverne d’Auerbach.

Dans un coin de cet immense cauchemar, en contre-bas, sous un pourrissoir de vieux paniers et de seaux bosselés, n’est-ce pas l’ancienne porte Saint-Tiébaud ? Ah ! qu’ils la démolissent, qu’ils lui donnent le coup de grâce, à cette martyre !

On reprend pied, on respire, sitôt franchie la ligne des anciens remparts. Je ne dis pas que ces maisons petites, très usagées, avec leurs volets commodes et parfois des balcons en fer forgé, soient belles, mais elles ne font pas rire d’elles. De simples gens ont construit ces demeures à leur image, et voulant vivre paisiblement une vie messine, ils n’ont pas eu souci de chercher des modèles dans tous les siècles et par tous les climats. Voyez, au pied de l’Esplanade, comme les honnêtes bâtiments de l’ancienne poudrerie, recouverts de grands arbres et baignés par la Moselle, sont harmonieux, aimables. Tant de mesure et de repos semble pauvre aux esthéticiens allemands. Ce pays était épuré, décanté, je voudrais dire spiritualisé ; ils le troublent, le surchargent, l’encombrent, ils y versent une lie. Le faîte des maisons demeure encore français, mais peu à peu le rez-de-chaussée, les magasins se germanisent. À tout instant, on voit racler une façade, la jeter bas, puis appliquer sur la pauvre bâtisse éventrée une armature de fer, avec de grandes glaces où, le soir, des lampes électriques inonderont d’aveuglantes clartés des montagnes de cigares. L’ennui teuton commence à posséder Metz. Et pis que l’ennui, cette odeur avilissante de buffet, de bière aigrie, de laine mouillée et de pipe refroidie.

Certains quartiers pourtant demeurent intacts : Mazelle, le Haut de Sainte-Croix et les quais où l’on retrouve les aspects éternels de Metz. Les paysans viennent toujours porter aux vieux moulins le blé de la Seille et du Pays-Haut. Les femmes en bonnet gaufré conduisent leurs charrettes pleines de beurre, d’œufs et de volailles. L’hôtel de la Ville de Lyon regorge encore, le samedi, de campagnards venus au marché des petits cochons, sur le parvis de la cathédrale ; et l’auberge de la Côte de Delme reste le rendez-vous des amateurs, quand les maquignons présentent, sur la place Mazelle, les gros chevaux de labour, un tortillon de paille tressé dans la queue.

Suis-je dupe d’une illusion, d’une rêverie de mon cœur prévenu ? Dans le réseau de ces rues étroites, où les vieux noms sur les boutiques me donnent du plaisir, je crois sentir la simplicité des anciennes mœurs polies et ces vertus d’humilité, de dignité, qui, chez nos pères, s’accordaient. J’y goûte la froideur salubre des disciplines de jadis, mêlées d’humour et si différentes de la contrainte prussienne. Un attendrissement nous gagne dans ces vieilles parties de Metz, où dominent aujourd’hui les femmes et les enfants. Elles avivent notre don de spiritualité. Elles nous ramènent vers la France, et la France, là-bas, c’est le synonyme le plus fréquent de l’idéal. Ceux qui lui demeurent fidèles mettent un sentiment au-dessus de leurs intérêts positifs. Si quelques-uns la renient, c’est qu’ils sont asservis par des raisons utilitaires et qu’ils sacrifient la part de la vie morale.

Un jour que je me prêtais à ces influences du vieux Metz, le long de la Moselle, et que je suivais le quai Félix-Maréchal, je vis venir, le nez en l’air et cherchant, semblait-il, un logement à louer, un grand et vigoureux jeune Allemand. L’Allemand classique, coiffé d’un feutre verdâtre, et vêtu ou plutôt matelassé d’une redingote universitaire. C’est l’uniforme de l’immense armée des envahisseurs pacifiques, qui s’est mise en marche derrière les vainqueurs et qui défile depuis trente-cinq ans.

Personne ne le regardait. Il n’éveillait ni l’instinct comique, ni l’hostilité. Il paraissait vraiment banal : un Prussien de plus arrivait, une goutte d’eau dans ce déluge.

Autour de lui, c’était la rivière glissante, ses tilleuls, l’île aux grands arbres que l’on appelle du nom charmant de Jardin d’Amour, la rumeur des moulins et les jeux des petits polissons : tout le vieux Metz d’avant la guerre, où rien ne fait défaut que nos uniformes. Il me rappela d’une certaine manière (avec moins de rayonnement, faut-il le dire ?) ce mémorable portrait, à la fois ridicule et beau, que l’on voit au musée de Francfort, du jeune Goethe étendu dans la campagne romaine et pareil à un jeune éléphant. Oui, ce nouveau venu, c’était un puissant garçon, mais informe. Et tandis qu’il se balançait, indécis, sous l’écriteau d’un appartement garni, je me pris à penser que j’avais devant moi un phénomène.

Ce qui fournit la matière de tant de livres importants sur l’histoire, sur les races, sur les destinées de la France et de l’Allemagne, était là vivant sous mes yeux.

Le hasard qui m’avait permis d’assister au débarquement de ce jeune Prussien a continué de me favoriser. J’ai pu connaître l’emploi de son temps au cours de sa première année messine. C’est tout un petit roman, plein de sens, qui éclaire d’un jour net et froid l’état des choses franco-allemandes en Lorraine. Il nous a semblé, en le rapportant, que nous relevions le point après un grand naufrage.

Bernardin de Saint-Pierre admire que le célèbre Poussin, quand il peignit le Déluge, se soit borné à faire voir une famille qui lutte contre la catastrophe. Pas n’est besoin de grandes machines. À ceux qui liront le drame sans gloire dont une heureuse fortune m’a fait le confident, je crois que je rendrai sensible la position pathétique de la France, battue par la vague allemande sur les fonds de Lorraine. Mais il faut qu’on me laisse traiter chaque scène amplement, sereinement, sans hâte, d’autant qu’on ne gagnerait rien à passer au tableau suivant : je ne prépare aucune surprise et ne fais pas appel aux amateurs d’aventures. À défaut d’un sentiment profond de la beauté idéale, je voudrais mettre ici un sérieux sans sécheresse, une clairvoyance calme, animée de confiance dans la vie, sinon dans la France.

Cependant, le jeune étranger était entré dans la maison. Au premier étage, une jeune fille lui ouvrit, une demoiselle très simplement vêtue. Il demanda en allemand à voir ce qui était à louer. Elle répondit en français qu’elle allait prévenir sa grand’mère. Et le laissant dans le corridor, elle disparut avec la prestesse d’une jeune chèvre.

– Ce sont des Lorraines, se dit-il avec plaisir, car il rêvait, comme tous les Allemands, d’utiliser son séjour à Metz pour perfectionner son français.

Madame Baudoche était en train de coudre une robe pour une voisine, dans une des chambres garnies. Bien qu’elle fût contrariée de montrer du désordre à l’étranger, elle ne voulut pas le laisser debout dans le couloir, et, d’une très bonne manière, elle le pria d’entrer, de s’asseoir, puis, sans hâte, et l’ayant bien examiné, elle lui fit visiter les deux belles chambres sur la rue, dont elle demandait cinquante marks par mois :

– Vous voyez, disait-elle, que vous serez bien chez vous. Le corridor coupe en deux l’appartement : vous d’un côté, et nous de l’autre, avec la cuisine et les deux chambres que ma petite-fille et moi habitons… Vous aurez un lit à la française et non pas un de ces lits avec des draps comme des mouchoirs… Quel métier faites-vous ? Professeur ? Vous n’avez qu’à passer deux fois la Moselle, sur le pont de la Préfecture et sur le pont Moreau, et, par la rue Saint-Georges, vous tombez droit sur votre lycée.

En effet, un jeune homme ne pourrait pas trouver, dans Metz, une installation meilleure pour son travail. La vue est charmante, et les meubles, qui servent à la famille Baudoche depuis une soixantaine d’années, sans avoir de valeur, sont de bonne qualité matérielle et morale, solides et bien adaptés à la vie modeste d’honnêtes gens. Mais M. le Docteur Frédéric Asmus, plutôt que de regarder le quai, les gravures au mur et les meubles confortables, a souci de s’assurer qu’il fait bien comprendre son français.

D’un ton calme et sérieux, en s’aidant çà et là de quelques mots allemands, il raconte qu’il arrive de Kœnigsberg, qu’il a vingt-cinq ans, qu’il ne gagne encore que deux mille deux cents marks, mais qu’il sera bientôt Oberlehrer, avec un traitement de trois mille marks au moins. Il est mis en confiance par cette atmosphère de modeste intimité, dont un Allemand ne peut pas se passer. Amplement, naïvement, il raconte tout ce, qui le concerne. Sa lenteur met un peu d’ennui dans cette chambre, pleine du joli soleil de septembre ; Madame Baudoche frotte avec la paume de sa main la belle armoire lorraine, bien brodée et de chêne éclatant ; mais après une longue nuit de chemin de fer, le brave garçon paraît ne sentir l’ennui que comme un repos, et l’aimable logeuse doit enfin lui rappeler qu’il a sans doute laissé un bagage à la gare.

Elle l’accompagne sur le palier :

– A tout à l’heure, Monsieur.

– Monsieur le docteur, précise-t-il avec ingénuité, en rappelant le titre auquel il a droit.

Sous le pas qui s’éloigne, l’escalier de bois gémit, et la jeune Colette réapparaît tout égayée de malice :

– Est-il assez lourdaud, Monsieur le docteur ! Quelles bottes et quelle cravate !

– Dame ! répond la grand’mère, il est à la mode de Kœnigsberg.

De leur fenêtre, les deux femmes le regardent jusqu’à ce qu’il ait tourné dans la rue de la Préfecture.

– Crois-tu qu’il revienne ? dit la vieille dame. J’aurais peut-être dû lui demander un acompte.

Elles se rassurèrent en jugeant qu’il avait l’air honnête. Et d’ailleurs pour cinquante marks, où trouverait-il deux chambres aussi confortables ?

Madame Baudoche apporte des draps frais au lit de l’étranger, tandis que sa petite-fille approvisionne d’eau la toilette et déménage le mannequin, avec les corbeilles de couture, dans la salle à manger.

Ce n’est pas sans regret que les deux femmes habiteront, sur l’autre côté du corridor, deux pièces moins bien éclairées. La vue de la Moselle, l’animation du quai, ses arbres et la rumeur des moulins leur faisaient une société agréable. Pour la dernière fois, elles laissent toutes les portes ouvertes, et le soleil qui brille dans les chambres garnies leur paraît un bonheur d’où elles sont exilées.

– Ah ! soupire Madame Baudoche, quelle humiliation pour ton pauvre père, s’il avait imaginé qu’un jour je céderais une partie de l’appartement. Et à qui ? à un Prussien !

– Aujourd’hui, dit la jeune fille, il n’y a qu’eux pour louer des chambres meublées. Personne ne pensera à nous mal juger. Mais si tu veux, nous pouvons encore le refuser.

– Eh non ! fit la grand’mère. Il m’ennuie, mais je l’ai trop désiré.

Pour comprendre cette exclamation, où s’affirmait le vigoureux bon sens de Madame Baudoche, il faut connaître la fortune précaire des deux femmes. Elles vivaient d’une rente de douze cents francs, que leur faisait une famille messine, émigrée à Paris, les V…, en souvenir du père et du grand-père de Colette, qui avaient géré avec une grande honnêteté, puis liquidé au mieux ses immeubles de Metz et son beau domaine de Gorze. À cette pension, les dames Baudoche joignaient le mince produit de quelques travaux de couture ; et pour tirer parti de leur appartement, elles venaient de meubler et de mettre en location les deux meilleures chambres. Mais depuis six mois, personne ne s’était présenté. C’est dire de quel grave souci les allégeait la venue de M. Asmus.

En attendant qu’il réapparût, Madame Baudoche se mit à refaire avec un plaisir franc ses calculs : le Prussien donnerait six cents marks qui payeraient tout le loyer et laisseraient encore un bénéfice de cent marks, pour la dot de Colette. La vieille femme ne se lassait pas de reprendre un rêve, toujours le même, au bout duquel il y avait un mariage pour sa petite-fille avec quelque honnête Messin et le jeune ménage occupant auprès d’elle les fameuses chambres du quai. Elle s’expliquait sans phrases émues (tout en drapant sur le mannequin leur commun ouvrage) avec des mots précis et fermes, qui pourraient sembler trop positifs, mais sous lesquels vivait toujours quelque chose de profond. Et c’était charmant de voir cette grand’mère et cette fille, l’une solide de toutes manières et qui a le poids de l’expérience, l’autre faite à sa ressemblance, mais plus mince de corps et plus vive de ton, mûrir ce modeste bonheur et s’orienter, sans le savoir, à reconstruire dans Metz une cellule française.

Mieux encore que leur dialogue, gêné d’ailleurs par les épingles qu’elles serraient entre leurs lèvres, toute la disposition de ce modeste appartement rendait sensible l’accord heureux des deux femmes. La salle à manger n’offrait à la vue qu’un vaisselier, une table, un fauteuil et quelques chaises. On avait vidé tout le logement pour garnir les chambres à louer. Mais quelques objets bien placés et bien entretenus, au mur un petit bénitier avec sa branche de buis, au milieu de la table une cruche de grès bleu, et sur le plancher très propre deux chaufferettes en cuivre, témoignaient d’une seule et paisible volonté. C’est au lendemain d’une mort, quand un logement a perdu son âme et que ces pauvres choses gisent dans la poussière, que l’on mesure le miracle accompli par ceux qui, d’un tel néant, savent créer plus qu’un décor agréable, un exemple de politesse et de décence. Ici, dans cet intérieur clair, bien ordonné et de bonne odeur, où va pénétrer un Prussien aux grosses bottes entretenues avec de la graisse rance, c’est moins aux dames Baudoche qu’à la tradition messine que va notre pensée. On voudrait que les forces de la vieille cité réagissent contre cet intrus. Hélas ! ces forces ont été brisées ; les dames Baudoche ne peuvent plus compter que sur ellesmêmes, et, pour le moment, elles songent à ne pas manquer un locataire.

Chaque dix minutes, elles viennent se pencher à la fenêtre. Vers cinq heures, elles n’en bougèrent plus. Et, comme elles avaient cessé de travailler, elles cessèrent de causer. Une voisine, depuis la rue, leur demanda si l’Allemand qu’on avait vu monter louait. Elles firent un geste d’incertitude.

Il n’y avait plus sur le quai que deux, trois pêcheurs à la ligne, et une paire de chiens flâneurs. Derrière la Préfecture, le soleil se couchait, et la Moselle, déjà enfoncée dans le noir, glissait en miroitant vers les collines de Saint-Julien et de Grimont. L’allumeur de réverbères passa. Le clocher de Saint-Vincent commença de sonner. Sous le vaste ciel plein de douceur, Metz semblait une petite ville courageuse.

– Eh bien ! dit la grand’mère tristement, il ne revient pas.

– Tant mieux, maman ; il nous aurait empêchées de nous sentir chez nous !

Ces pauvres mots étaient l’abrégé de tout un monde de sentiments, mais si mesurés qu’il faut connaître le manque de déclamation des Lorrains pour en distinguer la tendresse.

Elles se retiraient, quand, soudain, toutes deux joyeusement s’écrièrent :

– Le voilà !

L’homme au chapeau verdâtre s’avançait suivi d’un commissionnaire qui poussait deux malles sur une charrette. Et lui-même, enchanté, loyal, gigantesque, tenait soigneusement un petit paquet.

Deux minutes plus tard, quand il eut gravi l’escalier retentissant, il déplia ce paquet devant les deux dames. C’était de la charcuterie, et il demanda en français si l’on pouvait lui chercher de la bière.

Le lendemain matin, M. Frédéric Asmus déballa ses deux malles, dont la plus grande ne contenait que des livres, et, l’après-midi, vêtu de sa belle redingote, il fit ses visites officielles. Le même jour, il loua un piano pour douze francs cinquante par mois. Cette acquisition obligeait à bouleverser tout le cabinet de travail, et Madame Baudoche, qui tenait à ses meubles, voulut diriger la manœuvre. Les ouvriers partis, elle dut admirer vingt-cinq photographies que l’Allemand avait dispersées sur les murs, la cheminée et les tables.

– Voilà mon père, disait-il ; voici ma mère, mes sœurs, mes frères et ma fiancée.

Sur ce dernier mot, la jeune Colette apparut.

M. Asmus possédait cinq portraits différents de sa fiancée ; mais le plus à son goût, il l’avait placé près de lui sur sa table à écrire.

C’était une femme de vingt-cinq ans, une belle Walkyrie.

– Elle est très intelligente, disait-il. N’est-ce pas que cela se voit dans son regard si ferme ?

Ils étaient deux camarades d’enfance, et il aurait voulu que le mariage se fît dès maintenant. Un de ses oncles s’offrait à les aider d’une petite rente provisoire.

– C’est ma fiancée qui a eu des scrupules. Plusieurs fois, en causant, nous nous sommes aperçus qu’elle avait une connaissance des choses et des gens, une maturité plus grande que la mienne. Alors elle s’est demandé s’il était bien raisonnable que nous nous épousions tout de suite. C’est une chose certaine qu’il est nécessaire, pour le bonheur, que le mari soit supérieur à la femme et que celle-ci trouve en lui, chaque jour, des motifs nouveaux de l’estimer et de s’enorgueillir. J’ai dû me rendre à ses raisons. Oui, je dois acquérir dans la pratique de la vie plus d’expérience, afin que je n’aie pas à rougir devant elle.

La petite Messine, qui le regardait avec effarement, l’interrompit d’un mot du cœur:

– Vous l’aimez bien pourtant, Monsieur le docteur ?

Madame Baudoche admira combien les jeunes gens de Kœnigsberg étaient sages. Et lui, il ne se douta pas que les deux femmes le quittaient pour mieux rire. En achevant d’installer ses livres, il se réjouissait de s’être si bien fait comprendre.

Lorsqu’on apprit, dans le petit monde de clientes et de voisines où vivaient les dames Baudoche, qu’elles avaient loué à un Allemand, on vint se renseigner, les interroger. Colette raconta quel drôle de fiancé était ce professeur. Il arriva juste au milieu de leurs éclats, et la jeune fille lui dit :

– Il faut que je vous présente notre voisine, Madame Krauss. Elle habite l’étage au-dessus. Vous rencontrerez quelquefois chez nous son petit garçon et sa petite fille, qu’elle nous laisse quand elle travaille dehors.

Le professeur expliqua comment, à Kœnigsberg, les demoiselles de bonne famille passent une partie de leurs journées à garder, dans des jardins, les enfants des pauvres qui sont à leur travail.

– Votre fiancée s’en occupe ?

– Oui, Mademoiselle ; de cette manière, elle a pu acquérir une grande connaissance des caractères, et, comme je vous ai dit, l’expérience de la vie.

– Eh bien ! repartit Colette, je vous ferai connaître les deux bons petits Krauss : un garçon de cinq ans et une fille de huit. Ils vous donneront, tant que vous voudrez, l’expérience de la vie, en français ou en allemand, à votre choix.

Et ces Lorraines de se gausser, derrière leurs airs admiratifs. Mais Madame Baudoche fit des reproches à la malicieuse Colette, car il ne convient pas qu’une jeune fille se moque d’une confidence d’amour. Et, surtout, il est dangereux de bafouer un locataire.

Toutefois, l’une et l’autre s’accordaient à trouver qu’il était un animal de la grosse espèce. Tandis qu’elles prenaient des précautions pour ne pas gêner son travail, lui, entre onze heures et minuit, il rentrait sans savoir qu’il faisait claquer les trois portes de la rue, de l’appartement et de sa chambre. Les services qu’il désirait, il les avait énumérés comme les articles d’un règlement. A midi, il mangeait au restaurant avec ses collègues ; le soir, ces dames lui procuraient de la charcuterie, du thé ou de la bière ; chaque matin, à sept heures, Madame Baudoche devait lui apporter son café au lait dans sa chambre. Le troisième jour, il lui dit :

– Madame Baudoche, je vous ferai observer que vous êtes en retard de quatre minutes.

– Ce sont tous des pédants, déclara-t-elle à sa fille.

La vieille Messine avait trouvé le mot juste. Et précisément ce dimanche matin, M. Asmus avait rendez-vous avec des collègues pour une partie de pédantisme.

Ces messieurs voulaient l’initier méthodiquement au pays messin. Et, fidèles au principe qui veut qu’un voyageur, dans une ville nouvelle, monte d’abord au clocher, ils avaient projeté de gagner le haut village de Scy.

Vers neuf heures, tandis que la grand’messe sonnait à toutes les paroisses, ils gravirent les pentes du fort Saint-Quentin, au milieu des vignes et des ronces ; et parfois, le long des murs, la clématite embaumée et les poiriers lourds de fruits se penchaient. Quelques paysans qu’ils croisèrent dans l’étroit sentier pierreux plaisantaient, causaient en français, ce qui étonna M. Asmus. Ses amis lui dirent :

– Ces gens-là ! Ils apprennent l’allemand à l’école, puis ils vont au régiment ; eh bien ! rentrés chez eux, ils se mettent à parler leur patois français.

Ils ajoutèrent à cette explication des propos violents contre les indigènes, et l’on voyait que le traité de Francfort n’a pas mis fin à la guerre dans le pays messin.

Ces professeurs étaient tous venus en Lorraine avec l’idée d’y trouver un peuple satisfait de la conquête et ils ressentaient une sourde irritation de se voir évités par les vaincus. Aussi écoutaient-ils avec complaisance l’un d’entre eux, pangermaniste fougueux, affilié à la vaste association qui compte sur la force pour assurer la domination universelle de l’idéal allemand.

M. Asmus ne demandait qu’à s’enorgueillir avec ses compagnons de la victoire de leurs pères, mais il se préoccupait surtout d’en tirer parti, et quand le pangermaniste cherchait le meilleur moyen d’empêcher les Lorrains de parler leur langue, il aurait trouvé plus intéressant qu’on lui dît de quelle manière il pourrait les fréquenter et perfectionner son français.

Ils gagnèrent ainsi l’étroite terrasse où la petite église, couverte de ses longues ardoises, est assise au milieu d’arbres ébouriffés.

Devant eux s’étendait un pays à la mesure humaine, vaste sans immensité, façonné et souple, et, près de sa rivière, Metz, toute plate au ras de la plaine, et que spiritualise le vaisseau de sa haute cathédrale.

Cette fin de septembre est l’époque la plus charmante de la Lorraine. Peu de pluie, du vent rarement, une température stimulante et les vignes à la veille d’une joyeuse vendange. Ce matin-là, le ciel, les miroirs d’eau, les prairies composaient un de ces paysages d’automne lorrain où les couleurs les plus éblouissantes d’argent et de vert s’harmonisent pour nous procurer un long repos de rêverie.

Ils n’en comprirent pas la délicatesse et s’accordèrent à proclamer qu’ils avaient dans la vieille Allemagne de plus grands paysages.

Il manquait à ces jeunes gens, venus d’un ciel où la Walkyrie chevauche les nuages, d’avoir été élevés à sentir qu’il y a dans la simplicité de notre nature une suprême élégance. Et puis ils ne distinguaient rien des trésors spirituels qui reposent dans les terres étendues sous leurs yeux. Certes, pour eux, ce panorama n’est pas vulgaire : c’est celui de leur victoire. Mais cette idée constante, à la longue, est trop simple. Si je circule parmi ces douceurs mosellanes, j’y trouve des images qui sont d’humbles amies de mon enfance et que mon cœur ne peut revoir sans attendrissement. Elles m’emplissent d’un courage paisible où je prends une force égale pour agir et pour renoncer. Mais un jeune Prussien tout neuf, que peut-il glaner derrière nos pères et sur des champs qu’ils ont aménagés ? Il nie et désire détruire ce fils de vainqueur, tout ce qui ennoblit cette terre et peut y produire une fermentation. Où je trouve mon équilibre et ma plénitude, il ne s’accommode pas.

Ce premier dimanche qu’il monta sur le plateau de Scy, le professeur Asmus, mal éveillé à cette nouvelle atmosphère, gardait une solide santé allemande. Il ne subissait pas encore cette électricité lorraine qui attire, repousse, désoriente les gens d’Outre-Rhin. Il ne connaissait pas d’une manière vivante le problème qui émouvait ses amis, le problème du devoir et de la destinée d’un loyal Allemand en Alsace-Lorraine. Aussi n’était-ce que pour la joie du rythme, avec la candeur d’un enfant qui ne voit pas le danger, qu’à la descente il se joignit à ses camarades et entonna la « Chanson du Rhin », le beau lied où, une fois de plus, les races de là-bas ont trahi leur désir et leur effroi :

Au Rhin, au Rhin, ne va pas au Rhin,

Mon fils, mon conseil est bon.

La vie t’y paraîtra trop douce,

Ton humeur y deviendra trop joyeuse.

Tu y verras des filles si vives et des hommes si assurés !

Comme s’ils étaient de race noble !

Ton âme, ardemment, y prendra goût,

Et il te semblera que ce soit juste et bien.

Et dans le fleuve la nymphe surgira des profondeurs,

Et quand tu auras vu son sourire,

Quand la Lorelei aura chanté pour toi de ses lèvres pâles,

Mon fils, tu seras perdu.

Le son t’ensorcellera, l’apparence te trompera,

Tu seras pris d’enchantement et de terreur,

Tu ne cesseras plus de chanter : au Rhin ! au Rhin !

Et tu ne retourneras plus chez les tiens.

Cette chanson exprime le rapport de ces jeunes Allemands avec cette vallée d’une manière plus profonde que M. Asmus ne peut le savoir à cette heure. Mais cette terre nouvelle va très vite l’avertir. Il écoute, regarde ; tout l’intéresse ; il porte ici la complaisance de ces pèlerins du Nord qui, descendus vers les contrées bénies, sur la rive du lac de Garde, s’émerveillent des premiers oliviers.

Un jour que M. Asmus traversait le Jardin d’Amour, il s’arrêta pour y regarder la récréation des enfants : beaucoup de petites figures encore villageoises, coiffées de casquettes ; des tabliers bleus, leur effroi : de longs cache-nez. Ils formaient dans cet espace assez étroit, sous les grands arbres auprès de la Moselle, vingt groupes excités par des jeux divers. Ici une file courait à la queue-leu-leu ; là un isolé, les mains dans ses poches, dansait pour se réchauffer ; cet autre s’élance sur le dos d’un camarade-cheval, qui part au galop, fouaillé par un palefrenier ; un brutal rosse un malhonnête, qui vient de lui chiper une agate ; une bande accourt indignée. Deux gamins se balancent sur une poutre ; un petit malheureux, qui s’enfuit derrière un abri, heurte et culbute dans un tourbillon de chats perchés ; soudain un meeting se forme ; et sur le tout, une clameur.

Frédéric Asmus admirait cette vivacité et cette gentillesse avec un cœur pacifique de géant. Dans cette diablerie lorraine, il ne reconnaissait pas encore un des Callot qu’il examinait, chaque jour, à une vitrine de la rue des Jardins, soit la Foire de l’Impruneta, soit la planche des Supplices, où le maître de Nancy, en gravant tout un océan de petites figures qui se pressent, courent à leurs affaires et se mêlent sans se confondre, a prouvé que le sujet le plus ample peut tenir avec toute sa force dans l’horizon le plus réduit. Il songeait avec bienveillance que ces petits garçons feraient de bons et loyaux Germains, et que c’était son digne rôle de professeur de leur apporter une vie plus large, plus vertueuse, une vraie renaissance.

Mais soudain l’un d’eux vint à glisser et parut s’être blessé. Ses camarades, qui l’avaient poussé, l’entourèrent en baissant la voix. L’Allemand s’approcha et dit en français :

– As-tu mal ?

– Non, non, répondit vivement l’enfant.

C’était un joli petit Messin, mais déjà avec le regard de l’homme qui ne se laisse pas molester. Il avait sous le nez et sur le menton deux moustaches et une magnifique impériale, tracées avec un bouchon brûlé, comme c’est l’usage des gamins de Metz quand ils jouent aux soldats. Son genou saignait d’une bonne écorchure. L’Allemand prit dans son portefeuille une bande de taffetas anglais. Mais le petit ne voulait pas qu’il le touchât. Et comme un rassemblement se formait, le professeur lui dit :

– N’aie pas peur… Sais-tu bien qui je suis ?

Il voulait faire entendre qu’il était un maître, un ami des enfants, mais le petit Lorrain de répondre :

– Toi, tu es le Prussien de chez Madame Baudoche.

Ce mot et les rires, qui l’avaient accueilli furent la première expérience lorraine que le professeur enregistra. Il en fit toute une série de réflexions dans une lettre à sa fiancée.

«Mes collègues, lui écrivait-il, m’avaient un peu choqué, l’autre matin, durant la promenade que je t’ai racontée, par leur malveillance envers les habitants de ce pays. Mais voici que ma petite aventure avec ce gamin me fait reconnaître qu’ils raisonnent sur des faits. T’avouerai-je que les rires de ces badauds n’ont pas été sans m’attrister ? Je laisse de côté la question du ridicule personnel ; mais j’ai vu méprisé un sincère mouvement de mon cœur. Je crois qu’ici l’on se moque de tout.»

Pourtant ce n’était là qu’une note isolée au milieu des sensations agréables que M. Asmus recevait de toutes parts.

Des détails matériels qui ne disent rien aux indigènes l’étonnaient et l’enchantaient. Ainsi le premier feu de bois qu’à la fin de septembre il alluma dans sa cheminée. Pour ce Prussien qui n’a jamais vu que des poêles, c’est une nouveauté et un plaisir de corriger les copies de ses élèves, assis dans un commode fauteuil Empire, tandis qu’une douce flambée anime et fait briller les meubles bien frottés. Assurément, s’il jouit de la bonne aération de sa chambre, ce n’est pas qu’il en soit déjà à mépriser la sauvage coutume de ses compatriotes qui, dépourvus de draps et de couvertures, transpirent depuis des générations sous le même édredon immense. Et de même, s’il se plaît à promener son regard dans un logement où les murs n’offrent pas des assiettes en carton décorées d’hirondelles, où la cheminée ne s’enorgueillit pas d’hommes illustres en plâtre badigeonnés de bronze, où même fait défaut le fameux bouquet Mackart, composé de grandes gerbes qu’affectionne la poussière, ce n’est point qu’il se rende compte de l’absurdité de ses compatriotes, qui ont la manie de tout couvrir d’une camelote de bazar où l’œil ne s’accroche à rien. Mais à son insu, dans ce garni messin, il subit l’agrément d’une certaine supériorité d’hygiène et de goût. Et à vrai dire, il n’y fallait pas voir une réussite de l’excellente Madame Baudoche, mais plutôt l’effet modeste d’une vieille civilisation.

Le caractère de cet intérieur était donné par une armoire lorraine, en beau noyer bien poli, de style Louis XV, avec ses portes moulurées, ses minces fleurs sculptées en relief et ses longues entrées de serrure en fer ajouré. M. Asmus n’était pas à même de goûter ce chef-d’œuvre de menuiserie fine et rustique. Mais il avait remarqué, dès le premier moment, sa pendule où Napoléon tenait le petit roi de Rome sur ses genoux, et aux murailles quatre belles gravures : le Serment du jeu de Paume par David, un portrait de M. Thiers, libérateur du territoire, et puis deux belles œuvres d’un artiste romantique, peu connu hors de sa ville natale, Aimé de Lemud, représentant, l’une, un jeune Callot qu’une belle bohémienne entraîne vers l’Italie, l’autre, le Cercueil de l’Empereur porté sur les épaules de ses grenadiers et qu’accompagne, comme un vol d’ombres, la Grande Armée sortie des tombeaux.

M. Asmus trouvait pittoresque, amusant, d’être enveloppé d’images françaises, comme d’avoir les oreilles battues par des mots français. Il attendait un grand profit de cette atmosphère si nouvelle. Jusqu’au fond de sa chambre, il participait à la vie de ce vieux quartier, à l’animation du quai et de la rivière. Il aimait à regarder le frémissement de l’eau, les grandes herbes mouvantes, les barques et les brouillards. Et quand il travaillait à sa table, il avait encore une complaisance pour le bruit de la fontaine emplissant le seau des servantes, pour les ébats des gamins et même pour l’aboiement des bons chiens autour de leur maître. Il s’exerçait à reconnaître le martèlement discipliné du pas germain ou le glissement plus libre des indigènes. Il écoutait sans impatience, à travers la cloison, le bruit régulier de la machine à coudre des dames Baudoche, et multipliait les occasions de frapper à leur porte, de leur demander un objet, un petit service.

– Qu’il est indiscret ! pensait la vieille dame.

Mais elle mettait son amour-propre de ménagère à ce qu’il ne manquât de rien, cependant que la jeune Colette disait avec bonne grâce les bonjours et les bonsoirs classiques.

Cette urbanité trompait M. Asmus qui n’était pas né pour comprendre les nuances. Avec sa bonne nature un peu épaisse, mal dégrossie, il appartenait à cette espèce de fâcheux qui croient que la franchise et la cordialité ont tous les droits. Peut-être aussi jugeait-il qu’un professeur honore une loueuse de garni, s’il veut créer avec elle une honnête familiarité.

Parfois, à la fin de la journée, il faisait une promenade. Il sortait de la ville et s’en allait seul, au hasard, dans les proches alentours. Il marchait volontiers de long de la Moselle ; il se plaisait à la douceur de l’eau bruissante et des vois traînantes qui parlent français, il écoutait glisser le son des cloches catholiques sur les longues prairies, il voyait au loin les villages se noyer dans la brume, et se laissait amollir par ces vagues beautés. Dans une de ces courses, son regard passa avec indifférence sur l’humble château aux quatre poivrières où mourut le maréchal Fabert. Quand l’harmonie des objets matériels avec leur sens moral est parfaite, celui qui les contemple en reçoit un merveilleux plaisir de sérénité, mais le jeune promeneur ne savait pas distinguer les âmes du pays messin. D’autres fois, il montait sur la route de Sainte-Barbe, au-dessus des vignes fameuses, toutes rouges à cette saison, qui pressent, recouvrent le village de Saint-Julien, parsemé d’arbres fruitiers. Dans la brume, les grands peupliers, les eaux de la Moselle, les prairies, les clochers bruissants de Metz se liaient, devenaient un seul corps solide et délicat, le signe d’une pensée inexprimable. La pensée messine remplissait l’horizon, rosée sur des pâturages paisibles, et nuancée par les derniers feux du soleil qui se couchait en France, derrière le fort Saint-Quentin. Frédéric Asmus pressait le pas pour revenir au grand feu clair de son logis lorrain ; il croisait des cyclistes, les cloches sonnaient à Saint-Julien, le ciel et les chemins rougeoyaient de ce crépuscule prolongé. Ce jeune étranger, qui ne s’était pas encore fait d’amis, eût été heureux d’avoir quelque objet vivant avec qui, en toute sympathie, parler de ce pays, de sa famille et de sa patrie.

C’était l’heure qu’il choisissait le plus volontiers pour écrire à sa fiancée, en attendant que Madame Baudoche lui apportât son thé et sa charcuterie. A cet instant du souper, la vieille dame se laissait aller à causer avec plus d’abondance. M. Asmus faisait des phrases pour employer les mots de son vocabulaire. Il priait qu’elle les rectifiât, et s’exclamait sur les délicatesses de la langue. Le tout avec un tel plaisir qu’il eût volontiers oublié que ses collègues l’attendaient à la brasserie.

Un soir, l’heure venue de les rejoindre, il ouvrait la porte du palier pour sortir, quand une petite fille se glissa dans le corridor, comme une souris, suivie d’un plus petit garçon. Il saisit le bonhomme par la main et commença de lui demander son nom. Mais l’enfant l’entraîna vers la cuisine, et, sur le seuil, M. Asmus aperçut Mademoiselle Colette, toute rougie par la pleine lumière du fourneau, et qui, sans s’interrompre de casser des œufs, dit gaiement :

– Tu ne crains pas le Monsieur : ta maman vous a déjà conduits à l’autel de saint Blaise, qui guérit de la peur.

Les deux enfants, muets et serrés contre leur amie, surveillaient, avec une extrême vivacité du regard, les mouvements de l’étranger.

– Ce sont les petits Krauss, expliqua la jeune fille. Leur père est votre compatriote. Il a épousé une Messine que vous connaissez déjà. Aujourd’hui, elle est dehors, et je leur prépare une fameuse soupe. Colette avait le don de plaire et d’éveiller un sourire sur le visage de tous ceux qui la regardaient. Ce digne et loyal Germain, qui n’avait jamais cherché auprès de cette petite Lorraine que l’art de prononcer les mots, s’attardait devant cette humble poésie confiante, et pensait :

« Cela, c’est une scène digne d’une jeune fille allemande. »

Sur la fin du mois, en réglant son premier terme, M. Asmus demanda à Madame Baudoche s’il ne pourrait pas, de temps à autre, après le souper, venir faire un bout de causerie. La logeuse craignit, si elle repoussait ce désir, que l’Allemand n’émigrât dans les quartiers neufs ; et le seize octobre, vers huit heures et demie, M. Frédéric Asmus, au lieu d’aller à la brasserie, passa dans la salle à manger de ces dames, qui avaient terminé leur repas et mis en ordre leur ménage.

Tous trois s’assirent autour de la table ronde et sous la lueur de la lampe. Le professeur avait fait monter de la bière : il en offrit à ses hôtes, qui n’acceptèrent pas. Colette avait enlevé son tablier de travail ; elle était penchée sur un ouvrage de couture, et la lumière l’éclairait doucement. La grand’mère, de temps à autre, interrompait sa besogne pour regarder l’étranger et marquer quelque sympathie à ses efforts de prononciation. Et lui, sa pipe à la main, en face d’une cruche de bière, dont le couvercle d’étain portait gravés les insignes de son ancienne corporation d’étudiants, il faisait vraiment un prodigieux bibelot.

La conversation fut d’abord difficile. Mais M. Asmus fixant les yeux sur le vaisselier, couvert de belles assiettes et gloire de la pièce, fit une remarque. Il observa que les volets et les tiroirs étaient ornés des mêmes pampres que l’armoire de sa chambre. Ce fut une occasion pour Madame Baudoche d’expliquer que le mobilier populaire lorrain se compose de l’armoire, du vaisselier, du pétrin, de la table, du lit et des chaises, et qu’il emprunte ses motifs décoratifs à la flore du pays.

Au château de Gorze, certes, la famille de V… possédait des meubles en bois de rose et de violette ; et il en allait de même dans toutes les grandes familles messines ; mais les gens de goût appréciaient aussi les meubles de campagne bien construits.

M. Asmus, qui s’était levé pour mieux examiner le bahut et les assiettes, dit que tout cela ressemblait à l’art populaire allemand.

– Ah ! vous croyez ! s’écrièrent les dames.

II y eut un silence que M. Asmus eut peine à comprendre. Il revint s’asseoir muet et réfléchissant.

Après quelques tâtonnements, Metz leur fut un thème inépuisable de causeries. Le professeur admirait les immenses quartiers neufs, tout autour de la gare.

– Monsieur Asmus, demandait Colette, pourquoi avez-vous mis sur votre gare des tuiles vertes ? Les vaches des paysans ont envie d’y brouter.

– Et l’Esplanade, disait la mère. C’est malheureux d’avoir dépensé tant d’argent pour la gâter. Des fontaines où l’on voit des grenouilles, debout sur leurs pattes de derrière, qui dansent en buvant des chopes ! Passe encore dans une brasserie, mais sur un monument public ! Cela manque de dignité. Et l’écusson de Metz ! Vous le faites tenir par des crapauds ! la belle innovation !

Ces dames répétaient là des plaisanteries qu’elles avaient lues dans leur journal, car les vieux Messins ne tarissent pas sur le style néo-schwob. Mais sous ces arguments empruntés, il y avait toute leur sensibilité. Espacées de cinquante ans sur une même tradition, la grand'mère et la petite-fille résonnaient des mêmes chocs. Ce qu’elles sentaient très bien, et ne savaient pas dire, c’était à peu près ceci: « Vous anéantissez des aspects qui sont liés à toutes nos vénérations. Vous coupez les arbres et comblez les puits de notre Lorraine morale. Et les formes que vous construisez, nous n’y avons pas de place. »

Madame Baudoche aimait l’ancien Metz, les vieux remparts, leurs fossés remplis d’eau de la Seille et de la Moselle, leurs ombrages de peupliers sous lesquels, tant de dimanches, elle avait vu galoper les jeunes officiers de l’École d’application. Toutes les maisons, hôtels aristocratiques ou modestes demeures, lui racontaient des vies messines, du courage, de l’honneur et des mœurs courtoises. Il y a des faits locaux, chargés d’âme, qui restent en dehors de l’histoire, seulement parce que personne n’est là pour les écrire. La vieille femme les avait vus et retenus. Tout au long du dix-neuvième siècle, elle savait mille aventures de guerre, d’amour et d’argent, des romans, des faillites et des fortunes surprenantes, une suite d’anecdotes vivantes et de portraits, des commérages, si vous voulez, mais qu’un Stendhal eût aimés.

Peut-être que Colette aurait d’elle-même jugé que c’étaient des histoires ressassées, des ravottes, dirait-on là-bas ; mais elle les entendait avec plaisir, en voyant qu’elles faisaient admirer sa mère par cet étranger. M. Asmus écoutait, bouche bée, comme il aurait suivi le cours de quelque maître autorisé. Il entrevoyait une civilisation nouvelle pour lui, et toute fière. Il aurait volontiers prolongé, dans la nuit une conversation si instructive. Mais entre dix heures moins cinq et dix heures précises, la petite cloche d’argent, qu’on nomme Mademoiselle de Turmel, sonnait le couvre-feu à la cathédrale, et Madame Baudoche se levait. Les deux femmes souhaitaient bonne nuit au locataire et se retiraient dans leur chambre.

Au dehors, il pleuvait, neigeait, et les fouettées brutales du vent lorrain, un vent guerrier auquel rien ne résiste, battaient les rues étroites, souvent salies d’un noir dégel. Mais la pluie, le vent, la boue aident l’imagination à ramener sur un paysage et sur un édifice le temps jadis.

Le professeur s’en allait voir méthodiquement, de-ci de-là, dans Metz, ce que lui signalaient ses manuels. Telle était sa conscience que, sous la porte Serpenoise, il s’arrêtait pour entendre le pas des légions romaines qui arrivaient de Scarpone. En haut de Sainte-Croix, il ne douta pas que la tour Saint-Livier ne fût le palais même des rois d’Austrasie. L’un des premiers, il admira la chapelle des Templiers dégagée par la destruction de la citadelle. Sous les basses arcades Saint-Louis, les petits commerces de casquettes, de chaussures et de lunettes ne l’empêchèrent pas de voir les changeurs lombards du moyen âge. Et quand il visita la charmante église romane de Saint-Maximin, où Bossuet a prêché contre les protestants avec la manière d’un général refoulant une armée ennemie, il lui vint un désir d’entendre ces fameux orateurs français.

Au milieu de ces courses, il rencontrait à tout moment les innombrables wagonnets aux essieux criards qui transportent les décombres des vieux remparts, jetés bas à coups de mines. Il en recevait une vague inquiétude. Il entrevoyait confusément qu’à Metz il a existé une société polie, une forme de culture qui s’en allait avec cette citadelle. Ses collègues voyaient-ils tout à fait juste en se félicitant de ces ruines ? Pour sa part, il se réjouissait des nombreux renseignements qu’il pourrait accumuler, grâce à sa logeuse, sur une période en démolition que ses livres ne contenaient pas. Et le soir, fort excité, il multipliait ses questions.

Madame Baudoche se prêtait avec complaisance à cette curiosité. Parfois, cependant, les paroles de l’Allemand venaient effleurer ce qu’il n’est pas permis aux étrangers de connaître… Alors elle se taisait. La vieille Messine avait vu les malheurs du siège et les convulsions de la journée du 20 octobre 1870, où fut affichée la proclamation de Bazaine à l’armée du Rhin, tandis que les régiments signaient des protestations pour demander à se battre, et que des bandes d’ouvriers et de bourgeois parcouraient les rues avec des drapeaux, sous le tocsin de tous les clochers. Mais de cela on ne parle jamais avec un homme d’Outre-Rhin, pas plus qu’en dehors d’une famille on ne raconte comment le père a rendu l’âme.

D’ailleurs, ces dames ne vivaient pas exclusivement, comme leur locataire, dans le royaume des méditations historiques. Il arrivait souvent que les petits Krauss descendaient pour attendre leur mère. Colette se livrait avec eux à une sorte de blague, à la fois douce et un peu sèche, comme pour former des enfants de troupe. Puis Madame Krauss arrivait, et la conversation, se détachant plus encore de M. Asmus, semblait délestée, délivrée, et courait à travers les rues de la ville. Ces dames passaient en revue tout leur petit monde messin, et, oublieuses du professeur, qui se taisait, elles ne respectaient pas toujours sa délicatesse nationale.

Madame Krauss avait une verve naturelle excitée et un peu aigrie par les déboires de son mariage avec un Allemand. Celui-ci portait à la brasserie tous ses salaires ; elle y suppléait en aidant au ménage chez un conseiller intime. Et, sur le luxe apparent de ce ménage étranger, elle rapportait régulièrement mille quolibets, anecdotes et mépris qui faisaient la joie du quartier.

Monsieur le Conseiller avait un fumoir et un cabinet de travail ; Madame la Conseillère, deux salons ; mais les trois fraülein couchaient dans une seule chambre, grande comme la main, meublée de lits misérables et d’armoires de quatre sous. On donnait de grands dîners d’apparat, mais à l’ordinaire on se nourrissait de charcuterie. C’était au sujet de la bonne, la pauvre Minna, que s’épanouissaient avec le plus de force les dégoûts de Madame Krauss, soit qu’elle racontât comment Minna s’arrangeait pour ne pas mourir de faim avec les dix pfennigs qu’on lui laissait, les soirs de liberté, soit qu’elle jouât la scène de Madame la Conseillère disant à la pauvre servante : « Ma fille, c’est à choisir, vous aurez quinze marks avec la clef ou vingt marks sans la clef. » Et Minna avait pris la clef, la clef de la rue s’entend, car elle avait un pays dans les dragons.

– Quelles mœurs ! disaient les trois femmes devant M. Asmus accablé.

Et Madame Baudoche se chargeait de tirer la moralité pour tous, en disant qu’on en avait connu de vrais riches avant la guerre !

Madame Krauss remontée chez elle, et l’atmosphère plus apaisée, le professeur convenait de l’orgueil des fonctionnaires et disait :

– Ils ont la mauvaise habitude de tout dépenser pour la façade, ils se corrigeront.

Et puis il ne fallait pas juger le peuple allemand sur une poignée de parvenus, sortis de leur milieu naturel. A Metz, il le voyait bien, on avait de l’argent depuis longtemps…

– Avant la guerre, Monsieur le professeur, nous comptions deux cents millionnaires et qui n’avaient pas de morgue. Quand les gens de mon âge seront partis, on ne saura plus ce qu’il y avait ici de fortune et de bienveillance.

Et c’était un spectacle de voir Madame Baudoche et Colette s’enorgueillir des deux cents millionnaires dont elles n’étaient pas, et l’Allemand considérer avec admiration la vieille opulence de cette noble cité, où le riche était discret.

Ainsi Frédéric Asmus commençait de sentir la grande dignité de la ville de Metz. Et maintenant quand ces dames parlaient, ce n’étaient plus seulement des leçons de grammaire et d’accent qu’il recevait, mais des principes de civilisation.

Par une sorte de riposte instinctive et pour donner une haute idée de ses compatriotes, M. Asmus, à certains soirs, tirait de sa poche une lettre de sa fiancée, dont il lisait les plus beaux passages, généralement philosophiques.

– Comme elle est instruite ! disait Colette.

Il offrit à la jeune fille de lui prêter des livres.

– Je ne sais guère l’allemand, disait-elle.

Il proposa d’emprunter des ouvrages français à son collège, où l’on avait tous nos grands classiques.

Mais Madame Baudoche, pleine de pitié pour cet Allemand qui voulait apprendre quelque chose de français à des Messines, alla chercher dans une armoire à glace plusieurs années de l’Austrasie, la vieille revue qui, pendant près d’un siècle, groupa l’élite de la province, et dont il n’est pas de famille qui ne possède quelques numéros.

– On peut apprendre là dedans, dit-elle, tout ce qu’il y a de beau dans tous les pays.

On y voit du moins un élégant miroir de la société polie à Metz durant le dix-neuvième siècle. Les Messins croient l’aimer, parce qu’ils y retrouvent leurs lectures d’enfance ; mais c’est aussi qu’elle a le degré de romantisme qu’ils peuvent accepter : du coloris plutôt que de la couleur, de l’exotisme juste autant qu’un vieux soldat désire en rapporter dans sa maison natale, et, certes, aucun cri de révolte. Les imaginations messines furent toujours modérées, gardées par la discipline militaire. Mon grand père ayant collaboré honorablement à la gloire de la Grande Armée, rapporta du fond de la Prusse et de l’Espagne, à défaut de titres et de dotation, quelques volumes bien choisis. Et, dans la petite ville mosellane où il prit sa retraite, il aimait à s’instruire sur les pays qu’il avait traversés, en même temps qu’il rédigeait ses souvenirs. Les soirées de ce vieux soldat m’éclairent sur le génie de ces messieurs de Metz. Mais dans l’Austrasie, à côté d’études sur les gloires toutes fraîches des Lorrains au service de la France, on trouve un hommage perpétuel aux franchises de Metz et au loyalisme de la Lorraine pour ses ducs. Voilà deux traditions. Loin de se combattre, l’une et l’autre, plantées dans un sol vigoureux, s’entrelacent pour mieux résister. Leur bon accord ne surprendra pas. Ces enfants de Metz, qui, dans leur belle vigueur, amassent une brillante suite d’images sur les champs d’Algérie, de Crimée et d’Italie, n’ont pas été trouvés orphelins au bord d’un fossé sans histoire. Ils sont nés d’une illustre cité gallo-romaine et catholique, posée pour faire et subir la guerre d’Allemagne éternellement. Le grand courant d’air du Rhin agite tous les feuillets de l’Austrasie. Je l’avoue, c’est en disant à peu près comme ces Messins que je suis le plus aisément vrai avec moi-même. Je m’ennuierais vite d’un esprit soustrait aux influences du Rhin, et pourtant ce serait trop d’habiter directement sur ce fleuve. L’excellent, à mon goût, c’est de communiquer avec lui par les méandres délicats de la Moselle.

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