Морис Баррес. Вдохновенный холм

Морис Баррес. Вдохновенный холм

(Отрывок)

CHAPITRE PREMIER

IL EST DES LIEUX OÙ SOUFFLE L’ESPRIT

Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. L’étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide ; la plage mélancolique d’où les Saintes-Maries nous orientent vers la Sainte-Baume ; l’abrupt rocher de la Sainte-Victoire tout baigné d’horreur dantesque, quand on l’aborde par le vallon aux terres sanglantes ; l’héroïque Vézelay, en Bourgogne ; le Puy-de-Dôme ; les grottes des Eyzies, où l’on révère les premières traces de l’humanité ; la lande de Carnac, qui parmi les bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées ; la forêt de Brocéliande, pleine de rumeur et de feux follets, où Merlin par les jours d’orage gémit encore dans sa fontaine ; Alise-Sainte-Reine et le mont Auxois, promontoire sous une pluie presque constante, autel où les Gaulois moururent aux pieds de leurs dieux ; le mont Saint-Michel, qui surgit comme un miracle des sables mouvants ; la noire forêt des Ardennes, tout inquiétude et mystère, d’où le génie tira, du milieu des bêtes et des fées, ses fictions les plus aériennes ; Domremy enfin, qui porte encore sur sa colline son Bois Chenu, ses trois fontaines, sa chapelle de Bermont, et près de l’église la maison de Jeanne. Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons, soudain, le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s’élance à de grandes affirmations.

Tout l’être s’émeut, depuis ses racines les plus profondes jusqu’à ses sommets les plus hauts. C’est le sentiment religieux qui nous envahit. Il ébranle toutes nos forces. Mais craignons qu’une discipline lui manque, car la superstition, la mystagogie, la sorcellerie apparaissent aussitôt, et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière deviennent des lieux de sabbat. C’est ce qu’indique le profond Gœthe, lorsque son Méphistophélès entraîne Faust sur la montagne du Hartz, sacrée par le génie germanique, pour y instaurer la liturgie sacrilège du Walpurgisnachtstraum.

D’où vient la puissance de ces lieux ? La doivent-ils au souvenir de quelque grand fait historique, à la beauté d’un site exceptionnel, à l’émotion des foules qui du fond des âges y vinrent s’émouvoir ? Leur vertu est plus mystérieuse. Elle précéda leur gloire et saurait y survivre. Que les chênes fatidiques soient coupés, la fontaine remplie de sable et les sentiers recouverts, ces solitudes ne sont pas déchues de pouvoir. La vapeur de leurs oracles s’exhale, même s’il n’est plus de prophétesse pour la respirer. Et n’en doutons pas, il est de par le monde infiniment de ces points spirituels qui ne sont pas encore révélés, pareils à ces âmes voilées dont nul n’a reconnu la grandeur. Combien de fois, au hasard d’une heureuse et profonde journée, n’avons-nous pas rencontré la lisière d’un bois, un sommet, une source, une simple prairie, qui nous commandaient de faire taire nos pensées et d’écouter plus profond que notre cœur ! Silence ! les dieux sont ici.

Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs à ceux où tourne à l’ordinaire notre vie. Ils nous disposent à connaître un sens de l’existence plus secret que celui qui nous est familier, et, sans rien nous expliquer, ils nous communiquent une interprétation religieuse de notre destinée. Ces influences longuement soutenues produiraient d’elles-mêmes des vies rythmées et vigoureuses, franches et nobles comme des poèmes. Il semble que, chargées d’une mission spéciale, ces terres doivent intervenir, d’une manière irrégulière et selon les circonstances, pour former des êtres supérieurs et favoriser les hautes idées morales. C’est là que notre nature produit avec aisance sa meilleure poésie, la poésie des grandes croyances. Un rationalisme indigne de son nom veut ignorer ces endroits souverains. Comme si la raison pouvait mépriser aucun fait d’expérience.

Seuls des yeux distraits ou trop faibles ne distinguent pas les feux de ces éternels buissons ardents. Pour l’âme, de tels espaces sont des puissances comme la beauté ou le génie. Elle ne peut les approcher sans les reconnaître. Il y a des lieux où souffle l’esprit.

I

La Lorraine possède un de ces lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges. Elle porte sur l’une de ses pointes le clocher d’un pèlerinage à Marie, et sur l’autre la dernière tour du château d’où s’est envolé jusqu’à Vienne l’alérion des Lorraine-Habsbourg. Dans tous nos cantons, dès que le terrain s’élève, le regard découvre avec saisissement la belle forme immobile, soit toute nette, soit voilée de pluie, de cette colline, posée sur notre vaste plateau comme une table de nos lois non écrites, comme un appel à la fidélité lorraine. Et sa présence inattendue jette dans un paysage agricole, sur une terre toute livrée aux menus soins de la vie pratique, un soudain soulèvement de mystère et de solitaire fierté. C’est un promontoire qui s’élève au milieu d’un océan de prosaïsme. C’est comme un lambeau laissé sur notre sol par la plus vieille Lorraine.

De quel charme bizarre, aussitôt que je l’aperçois, ne saisit-elle pas mon esprit et mon cœur, cette montagne en demi-lune, à la fois charmante et grave ! Je songe à notre nation très positive, mais où éclatent le courage guerrier et la grandeur dans l’infortune ; je songe à nos femmes lorraines qui deviennent en vieillissant si aisément des prophétesses, et je vois les cheveux au vent de Jeanne d’Arc, de Marie Stuart et de Marie-Antoinette, ces filles royales que notre race fournit à la poésie universelle ; j’entends l’éclat de rire de Bassompierre, l’extravagance de Charles IV : c’est le point où l’imagination peut le mieux venir se poser pour comprendre le génie propre de la Lorraine. Quel symbole d’une nation où s’allient au bon sens le plus terre-à-terre l’audace de la grande aventure et l’esprit qui fait les sorciers !

Ici, jadis, du temps des Celtes, la déesse Rosmertha sur la pointe de Sion faisait face au dieu Wotan, honoré sur l’autre pointe à Vaudémont. C’était deux parèdres, deux divinités jumelles. Wotan étayait Rosmertha, et l’un et l’autre protégeaient la plaine. La déesse à la figure jeune, aux cheveux courts, au sein nu, s’est évanouie ; elle fut chassée par la Vierge qui allaite l’Enfant-Dieu, cependant que les seigneurs de Vaudémont bâtissaient leur maison forte sur l’ancien sanctuaire de Wotan. Mais Notre-Dame de Sion et les comtes de Vaudémont restèrent, l’un envers l’autre, dans les mêmes rapports ou avait vécu le couple primitif des deux parèdres celtiques. Ceux-ci s’étaient entr’aidés pour protéger le vieux peuple des Leukes, et les comtes de Vaudémont, proclamant Notre-Dame de Sion souveraine du comté, mirent leur couronne sur la tête de l’image vénérée. De telle sorte qu’à travers les siècles la pensée de la montagne s’est déroulée et s’est amplifiée sans que la tradition fût rompue.

Aujourd’hui, de Vaudémont rien ne subsiste qu’un haut mur sous d’antiques frênes, où l’on a vu, pèlerine inconnue, passer l’impératrice Élisabeth, et dans Sion, la vierge noire, l’image antique associée au pouvoir politique du pays, a disparu sous le marteau impie d’une bande venue de Vézelise en 1793. Les grands souvenirs de la colline sont voilés ou déchus. Pourtant la plus pauvre imagination ne laisse pas de percevoir qu’autour de ce haut lieu s’organise l’histoire de la Lorraine. Il nous dit avec quelle ivresse une destinée individuelle peut prendre place dans une destinée collective, et comment un esprit participe à l’immortalité d’une énergie qu’il a beaucoup aimée. Les gens du pays, qui montent encore aux dates séculaires de septembre sur la montagne, ne savent guère ses annales ; ils s’ébahiraient aux noms de Rosmertha et de Wotan ; ils ignorent quel pacte unissait la Vierge de Sion à la maison de Lorraine ; ils ne songent plus à demander au vieux sanctuaire qu’il prenne la défense de leurs intérêts nationaux, mais seulement celle de leurs intérêts domestiques. Et pourtant, par un sentiment profond du rôle tutélaire de la colline, c’est au milieu des décombres de Vaudémont qu’avec un instinct magnifique ils ont ramassé, pour remplacer à Sion la statue brisée, une vierge de pierre qui tient dans sa main l’alérion de Lorraine et en amuse l’enfant Jésus.

Cette image que les comtes de Vaudémont honoraient dans leur chapelle, demeure sur l’autel du pèlerinage comme un signe extrême de l’entente séculaire, et l’on croit voir, dans cette substitution de la Vierge de Vaudémont à l’ancienne Vierge de Sion, une fusion des deux forces dans la détresse. À défaut d’un savoir clair, nous gardons une vénération obscure de ce double passé qui ne peut pas mourir, et les Lorrains, quand ils font en procession le tour de l’étroite terrasse, obéissent à la vertu permanente, toujours active, de cette acropole.

II

En automne, la colline est bleue sous un grand ciel ardoisé, dans une atmosphère pénétrée par une douce lumière d’un jaune mirabelle. J’aime y monter par les jours dorés de septembre et me réjouir là-haut du silence, des heures unies, d’un ciel immense où glissent les nuages et d’un vent perpétuel qui nous frappe de sa masse.

Une église, un monastère, une auberge qui n’a de clients que les jours de pèlerinage, occupent l’une des cornes du croissant à l’autre extrémité, le pauvre village de Vaudémont, avec les deux aiguilles de son clocher et de sa tour, se meurt dans les débris romains et féodaux de son passé légendaire, petit point très net et prodigieusement isolé dans un grand paysage de ciel et de terre. Au creux, et pour ainsi dire au cœur de cette colline circulaire, un troisième village, Saxon, rassemble ses trente maisons aux toits brunâtres qui possèdent là tous leurs moyens de vivre : champs, vignes, vergers, chènevières et carrés de légumes. Sur la hauteur, c’est un plateau, une promenade de moins de deux heures à travers des chaumes et des petits bois, que la vue embrasse et dépasse pour jouir d’un immense horizon et de l’air le plus pur. Mais ce qui vit sur la colline ne compte guère et ne fait rien qu’approfondir la solitude et le silence. Ce qui compte et ce qui existe, où que nous menions nos pas en suivant la ligne de faîte, c’est l’horizon et ce vaste paysage de terre et de ciel.

Si vous portez au loin votre regard, vous distinguez et dénombrez les ballons des Vosges et de l’Alsace ; si vous le ramenez plus près sur la vaste plaine, elle vous étonne et, selon mon goût, vous charme par ses superbes plissements, par de longs mouvements de terrains pareils à des dunes. C’est un pays sans eau en apparence, mais où l’eau sourd et circule invisible. Des prairies qui s’égouttent un ruisselet se forme et se débrouille vivement dans les rides enchevêtrées du terrain. Au fond de ravins sinueux, le Madon, l’Uvry, le Brenon développent en secret les beautés les plus touchantes, cependant qu’ils rafraîchissent une multitude de champs bombés et diversement colorés, des pâturages, des vignobles clairs, des blés dorés, de petits bois, des labours bruns où les raies de la charrue font un grave décor, des villages ramassés, parfois un cimetière aux tombes blanches sous les verts peupliers élancés. Sur le tout, sur cet ensemble où il n’est rien que d’éternel, règne un grand ciel voilé. Les appels d’un enfant ou d’un coq apportés de la plaine par le vent, le vol plané d’un épervier, le tintement d’un marteau qui là-bas redresse une faucille, le bruissement de l’air animent seuls cette immensité de silence et de douceur. Ce sont de paisibles journées faites pour endormir les plus dures blessures. Cet horizon où les formes ont peu de diversité nous ramène sur nous-mêmes en nous rattachant à la suite de nos ancêtres. Les souvenirs d’un illustre passé, les grandes couleurs fortes et simples du paysage, ses routes qui s’enfuient composent une mélodie qui nous remplit d’une longue émotion mystique. Notre cœur périssable, notre imagination si mouvante s’attachent à ce coteau d’éternité. Nos sentiments y rejoignent ceux de nos prédécesseurs, s’en accroissent et croient y trouver une sorte de perpétuité. Il étale sous nos yeux une puissante continuité, des mœurs, des occupations d’une médiocrité éternelle ; il nous remet dans la pensée notre asservissement à toutes les fatalités, cependant qu’il dresse au-dessus de nous le château et la chapelle, tous les deux faiseurs d’ordre, l’un dans le domaine de l’action, l’autre dans la pensée et dans la sensibilité. L’horizon qui cerne cette plaine, c’est celui qui cerne toute vie ; il donne une place d’honneur à notre soif d’infini, en même temps qu’il nous rappelle nos limites. Voilà notre cercle fermé, le cercle d’où nous ne pouvons sortir, la vieille conception du travail manuel, du sacrifice militaire et de la méditation divine. Des siècles ont passé sur le paysage moral que nous présente cette plaine, et l’on ne peut dire qu’une autre conception de la vie, tant soit peu intéressante, ait été entrevue. Voilà les plaines riches en blé, voilà la ruine dont le chef est parti, voilà le clocher menacé où la Vierge reçoit un culte que, sur le même lieu, nos ancêtres païens, adorateurs de Rosmertha, avaient déjà entrevu. Paysage plutôt grave, austère et d’une beauté intellectuelle, où Marie continue de poser le timbre ferme et pur d’une cloche d’argent. Tous ceux qui ne subissent pas, qui défendent leur sentiment et se rattachent aux choses éternelles trouvent ici leur reposoir. C’est toujours ici le point spirituel de cette grave contrée ; c’est ici que sa vie normale se relie à la vie surnaturelle.

III

Où sont les dames de Lorraine, sœurs, filles et femmes des Croisés, qui s’en venaient prier à Sion pendant que les hommes d’armes, là-bas, combattaient l’infidèle, et celles-là surtout qui, le lendemain de la bataille de Nicopolis, ignorantes encore, mais épouvantées par les rumeurs, montèrent ici intercéder pour des vivants qui étaient déjà des morts ? Où la sainte princesse Philippe de Gueldre, à qui Notre-Dame de Sion découvrit, durant le temps de son sommeil, les desseins ambitieux des ennemis de la Lorraine ? Où le singulier Charles IV qui, réduit à l’extrémité par les troupes de Louis XIV, s’avisa de faire donation et transfert irrévocable de son duché à Notre-Dame de Sion, en s’écriant :

« On n’osera pas guerroyer la mère de Dieu ! » Où sont nos chefs héréditaires, toute notre famille ducale qui, lorsqu’elle quitta pour toujours, par la défaillance de François III, le vieux duché et des sujets dont le loyalisme n’avait jamais failli, voulut une dernière fois s’agenouiller au sanctuaire de Sion ?…

Où sont-ils, Vierge souveraine ?

Mais où sont les neiges d’antan ?

Ces puissantes figures ont disparu qui combattaient pour la Vierge de Sion, leur dame et leur protectrice, et qui mettaient Dieu dans leurs conseils. Il est fermé, ce beau théâtre de Sion-Vaudémont, véritable scène de gloire où nous voyons, comme en perspective, une longue suite de héros qui trouvaient dans la pensée d’une alliance avec le ciel un principe d’action. Aujourd’hui, la colline ne fait plus monter vers les nues ses prières pour en obtenir des oracles. Rosmertha et Wotan ont cessé de recevoir sur leur ancien domaine aucune pensée de fidélité. Chose curieuse, attendrissante, les derniers soins leur furent donnés dans le couvent de la colline : les Pères oblats y conservaient et tenaient en belle vue, il y a peu de temps encore, une pierre votive, hommage rendu à la déesse païenne par de pieux Gallo-Romains dont elle avait guéri le fils. Mais la pierre a disparu : cette inscription, cette suprême voix, qui témoignait en faveur de la déesse dépossédée, a pris avec les religieux l’injuste chemin de l’exil. Quel magnifique symbole, ce cortège d’un double départ ! L’ancienne bannière des chevaliers de Notre-Dame de Sion n’a pas eu un sort plus heureux. Cet étendard glorieux, par le secours de qui René II déconfit les Bourguignons et leur téméraire chef devant sa ville de Nancy ; par qui le bon duc Antoine affronta et mit en pièces les Rustauds avec une poignée seulement de Lorrains ; par qui Charles V, la terreur des Turcs et le sauveur de la chrétienté, remporta presque autant de victoires qu’il livra de batailles, il s’est défait obscurément dans une poussière sans gloire. Et maintenant l’élite de la province, les riches et les intellectuels abandonnent à des paysans l’office de processionner autour du sanctuaire, comme hier ils leur laissaient l’honneur d’en défendre le parvis.

Et pourtant, à chaque fois qu’un Lorrain gravit la colline, des ombres l’accueillent. Naissent-elles de son cœur, des ruines seigneuriales, de la mince forêt ou des trois villages ? Elles sont faites d’espérance, l’espérance de revoir encore ce qui une fois a été vu. Sur les pentes de cette acropole, d’âge en âge ont retenti tous ces grands cris de vigueur et de confiance indéterminée : Hic, ad hoc, spes avorum… Non inultus premor… C’ n’o me po tojo… qui sont l’âme de notre nation. Ombres silencieuses, j’entends votre message ! Le secret de Sion doit être cherché dans ce regard tourné vers les nues qu’il y eut toujours sur cette colline. Elle est dévastée, dépouillée, toute pauvre. Rien n’y rend sensible l’histoire, rien n’y raconte avec clarté la succession des siècles. Qu’est-ce que la tour de Brunehaut, la chapelle du pèlerinage où si peu de parties sont vieilles, et trois, quatre pierres sculptées éparses dans Vaudémont ? Mais ainsi dénudée, la colline nous propose toujours, au milieu de la plaine, sa vétusté sereine, son large abandon, sa terrasse à demi morte, sa gravité, sa tristesse vaste et nue en hiver, sa force en toute saison, pareille à celle d’une falaise dans la nier, son indifférence à ce que nous pensons d’elle, sa résignation qui ne réclame rien, qui ne prétend même pas à la beauté. Elle demeure, elle reste à sa place, pour être un lieu de recueillement où nous rassemblons nos forces, pour nous remuer d’un pressentiment, nous enlever à l’heure passagère, à nos limites, à nous-mêmes, et nous montrer l’éternel.

Les quatre vents de la Lorraine et le souffle inspirateur qui s’exhale d’un lieu éternellement consacré au divin, ravivent en nous une énergie indéfinissable : rien qui relève de la pensée, mais plutôt une vertu. Ici, l’homme de tout temps fit connaître aux dieux ses besoins par la prière et sollicita leur protection. Ici, nous retrouvons l’allégresse de l’âme et son orientation vers le ciel. L’âme ! le ciel ! vieux mots dont la magie garde encore sa force. Ici ne peut planer Méphistophélès, l’esprit qui nie : la lumière l’absorberait et le grand courant d’air lui briserait les ailes. C’est ici l’un des théâtres mystérieux de l’action divine et l’un des antiques séjours de l’Esprit. La plus simple mélodie, une voix jetée au vent de la falaise nous en rouvrirait les chemins, tant nous sommes nés pour ressentir sa grandeur, sa solitude, sa constance et la suite brillante de ceux qui la foulèrent, bref, l’indéfinie poésie, la vertu qui dort dans ce haut refuge. Arche sainte, un mot !… Tout se tait ! Quel silence dans cet immense espace qui surveille, attentif, son haut lieu !

IV

Un homme a souffert de ce silence de Sion. Un homme, un prêtre, encadré de ses deux frères, prêtres eux-mêmes, les trois frères Baillard, au siècle dernier. On ne peut pas dire que ces personnages sont venus se placer dans la série des noms dignes de mémoire sur la colline nationale, et qu’ils forment le dernier anneau de la belle chaîne interrompue qui gît sur les friches de Sion-Vaudémont ; mais je suis attiré près d’eux, parce qu’une partie de mes pensées ou de mes impressions les plus instinctives sont celles-là mêmes pour lesquelles ils se dévouèrent, et que ces barbares sont ainsi mes parents. Ce sont eux qui, au lendemain de la Révolution et quand la charrue avait passé sur des lieux consacrés par une vénération séculaire, se donnèrent pour tâche de relever la vieille Lorraine mystique et de ranimer les flammes qui brûlent sur ses sommets.

Si par une belle après-midi d’automne, sous notre ciel triste, je visite quelque ruine féodale, ou bien dans une église froide une pierre de tombe sculptée, je sens s’éveiller en moi toute une rumeur, le désir de savoir et l’émotion du mystère. C’est une pareille piété élargie, où se mêlent les plaisirs de la mélancolie, qui m’attire sur les quatre domaines où les Baillard ont porté leur grande passion de bâtisseurs. Flavigny et Mattaincourt, Sainte-Odile et Sion, quelles sonorités pour un historien ! Tous ces châteaux de l’âme, reconstruits au milieu des angoisses de la faillite par un mystique procédurier, donnent un sens aux divers cantons de ce petit pays et y fleurissent, au même titre que les burgs de jadis, comme des signes, comme des relais de l’activité de notre nation. Une volonté a marqué ici la terre ; un cachet s’est enfoncé dans la cire.

Ce que les Baillard imprimaient à la terre lorraine, c’était le caractère de leur âme fidèle à une double tradition, catholique et lorraine. Comment ne pas aimer les personnages qui entreprennent de rétablir une magistrature spirituelle et de raviver le surnaturel sur les cimes de leur pays ?

Et pourtant, c’est un lourd silence autour des trois frères Baillard, un double silence, celui de l’oubli naturel et celui voulu par l’Église. Vous pouvez passer et repasser à Flavigny, à Mattaincourt, à Sainte-Odile et à Sion, aucun indice ne vous dira ce qu’ils ont jeté de jeunesse, d’argent, de temps, d’activité et d’amour dans les fondations de ces bâtiments. Pourquoi leur nom n’est-il inscrit nulle part sur les pierres qu’ils ont relevées ? Pourquoi même en est-il proscrit ? Qu’est-ce que cette vapeur de soufre et cette odeur de damnation, aujourd’hui répandues sur ces trois figures qui furent un moment bénies ?

J’ai souvent interrogé sur les Baillard mon regretté ami, le chanoine Pierfitte, le savant curé de Portieux. À chaque fois il se taisait, détournait la conversation. Un jour, il s’en est expliqué en deux mots : « C’est encore trop tôt pour parler des Baillard. » Trouvait-il que l’autorité s’était montrée bien dure envers ces vieux Lorrains ? Rien ne m’assure que telle fut son opinion. Je crois plutôt qu’il distinguait le rôle du Diable dans cette affaire, et qu’il redoutait de remuer des souvenirs d’où pouvaient encore émaner des maléfices. La réserve de Monsieur Pierfitte ne pouvait, faut-il l’avouer, qu’exciter ma curiosité. Comment accepter de ne rien savoir d’un mystique, métamorphosé par sa passion même et qui entre dans le cercle du noir enchanteur ?

Pendant longtemps, ces trois prêtres furent dans mon esprit une sorte de brouillard mystérieux. Ils flottaient devant moi aux parties les plus solitaires et les plus solennelles de la côte de Sion, surtout les jours où la brume l’enveloppe et l’isole. Ils m’attiraient. Pendant des années, dix, vingt ans peut-être, je me suis renseigné sur Quirin, sur le grand François, sur le fameux Léopold. Je m’étonnais que ce dernier ne fût mort qu’en 1883, et je cherchais à me souvenir si, enfant, je ne l’avais pas rencontré.

Bien que cette histoire se fût concentrée sur quelques lieues de terrain, mon enquête n’était pas aisée. La tradition orale s’efface vite, ne dépasse jamais le siècle, et dès maintenant c’est comme une mare d’indifférence qui s’est épaissie sur la mémoire des Baillard, aux lieux mêmes où ils ont le plus agi. À Flavigny, à Mattaincourt, à Sainte-Odile, il n’y a que leurs bâtiments qui émergent de l’oubli et autour de ces grandes murailles, dont le pied trempe dans la plus noire ingratitude, personne pour me renseigner. Sur la montagne de Sion, la figure des Baillard demeure plus vivante. L’ébranlement y fut si fort qu’il a laissé une longue vibration dans les mémoires paysannes. Mais déjà le chercheur, à la place des faits exacts qu’il sollicite, ne trouve plus qu’une matière légendaire. On lui propose trois frères Baillard aux figures simples, contrastées et fortement dessinées, qui rappellent la manière mi-épique, mi-gouailleuse des Quatre fils Aymon. Ils ne sont pas seuls. Autour d’eux on voit s’empresser des femmes — sont–ce des paysannes ? sont-ce des religieuses ? — qui les aident et que la légende ne respecte pas plus que des nonnes du moyen âge. Et je me dis parfois que si l’imprimé n’aboutissait pas, de nos jours, à tuer toute production spontanée du génie populaire, l’aventure de ces trois prêtres viendrait tout naturellement se placer dans la série de la geste lorraine.

Ma longue curiosité n’avait guère de chance d’être jamais satisfaite. Elle s’endormait presque. Le hasard d’un coup d’œil jeté sur le catalogue de la bibliothèque de Nancy vint un jour la réveiller. Sous les numéros 1.592 à 1.635, je découvris un trésor, toute une collection de manuscrits exécutés par les soins des frères Baillard et contenant des lettres, des visions, des entretiens, des révélations divines, des annales, des pièces de procédure, des prières, des livres de comptes, les plus beaux thèmes dont ils se nourrissaient, un immense grimoire. Tous ces registres quadrillés et grossièrement reliés en basane noire ou verte sont de l’espèce que l’on emploie pour les livres de compte, et sans cesse au milieu d’effusions surnaturelles on voit apparaître un chiffre, une opération arithmétique, de prosaïques doit et avoir… Toute l’âme, toute la passion, tout le mystère des Baillard gisaient là. Ma curiosité était remplie, les trois prêtres tirés de leur coin d’ombre, et l’effort, que fit pour renaître une vieille acropole religieuse, ramené à la lumière.

Voici ce livre, tel qu’il est sorti d’une infinie méditation au grand air, en toute liberté, d’une complète soumission aux influences de la colline sainte, et puis d’une étude méthodique des documents les plus rebutants. Voici les trois frères Baillard. J’ai relevé leur histoire avant que personne les eût défigurés et quand la platitude et l’enthousiasme s’y mêlaient inextricablement. Je puis dire que je suis arrivé auprès de ces phénomènes religieux et sur le bord de cet étang aux rives indéterminées, quand personne n’en troublait encore le silence. J’ai surpris la poésie au moment où elle s’élève comme une brume des terres solides du réel.

CHAPITRE II

GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UN SAINT ROYAUME LORRAIN AU DIX-NEUVIEME SIÈCLE

Je me souviens du jour d’octobre, couvert et grave, où je suis allé à Borville visiter le pays des Baillard. Dans un canton rural de la vieille Lorraine, entre Épinal et Lunéville, c’est un village immobile, abrité contre une faible côte, non loin de la forêt de Charmes, un village très pieux, à juger d’après les vierges qui protègent la porte de la plupart des maisons, et rempli d’élégants motifs de style renaissance (datés du dix-septième siècle, ce qui prouve que les modes arrivaient lentement à Borville). J’ai vainement cherché, la tombe du père des Baillard, cette tombe où ses fils avaient gravé ces quatre mots révélateurs de leur orgueil ; « Ci-git Léopold Baillard, père de trois prêtres. » Le cimetière est petit autour de l’église, et, sous l’immense sycomore qui les ombrage, les morts, depuis 1836, ont dû faire place à de nouveaux venus. On n’a pu que m’indiquer sous la grande croix la place qu’occupait la pierre disparue. Mais au centre du village j’ai retrouvé intacte la maison de famille, remarquable par ses caves profondes, où, sous la grande Révolution, fut recueilli plus d’un ecclésiastique pourchassé… C’est ici, c’est à Borville, c’est dans cet étroit sillon que l’on s’enfonce jusqu’aux racines des trois Baillard. Tous les détails que j’y ai recueillis nous rendent compte de leur génie vigoureux et bizarre, comme un petit sac de graines explique la moisson future.

Les trois frères Baillard sortirent d’une lignée profondément religieuse, à l’heure dramatique où la persécution exaltait cette religion héréditaire. Dans tous nos villages, on voit de ces familles dévouées au curé de la paroisse. Ce sont elles qui fournissent le sacristain et les enfants de chœur ; les femmes y veillent à l’entretien des linges sacrés et des ornements sacerdotaux ; elles décorent l’église aux approches des grandes fêtes, et si la servante du curé vient à manquer, elles font l’intérim. Les plus zélées de ces familles gardent une vague tradition de la dîme : les premiers fruits du jardin sont portés au presbytère, et chaque génération donne un de ses fils à l’Église. Vienne des temps difficiles, ces amis de la cure s’élèvent le plus simplement du monde aux vertus du sacrifice.

A la fin du dix-huitième siècle, les Baillard de Borville étaient une de ces familles quasi sacerdotales. Lors de la Révolution, ils cachèrent chez eux, au péril de leur vie, plusieurs prêtres réfractaires, et ce fut l’un de ceux-ci, un Tiercelin du couvent de Notre-Dame de Sion, qui baptisa secrètement, en 1796, leur premier-né Léopold. « Cet enfant, déclara-t-il, s’élèvera par ses qualités au-dessus de ses concitoyens ; il fera l’ornement et la consolation de sa famille, il sera l’honneur de sa patrie, honos et decus patriae. » Et durant des mois, dans la demi-lueur des caves profondes où je suis descendu, il prodigua au fils de ces fidèles chrétiens les bénédictions et les prophéties que lui suggérait la reconnaissance. La santé du petit garçon donnait-elle des inquiétudes, il rassurait ses parents mieux que n’eût fait un médecin. « L’enfant de tant de prières, disait-il, ne peut pas périr. »

Les heureux époux recueillirent avec un religieux respect ces souhaits de bienvenue, et à mesure que Léopold grandissait au milieu de ses frères et sœurs, ils aimaient les lui rappeler pour l’encourager dans le chemin de la vertu. Le grand-père Baillard, plus encore, éveillait dans ces enfants une imagination héroïque. Souvent il les groupait autour de son établi de cordonnier, et leur racontait intarissablement les histoires locales et domestiques dont il avait été le héros :

— Voyez, petits, disait-il, c’est dans cette chambre où je vous parle qu’était l’église en ce temps-là. Quand le Tiercelin de Sion, revenant de quelque tournée dangereuse, rentrait chez nous à la nuit tombante, vite votre grand’mère disait à votre père : « Va, cours avertir les bons ; la messe aura lieu sur le coup de minuit. » Les bons arrivaient l’un après l’autre en se glissant le long des maisons. Au coup de minuit, ils tombaient à genoux pour l’élévation, à la place même où vous êtes assis. Une nuit, les sans-culottes entrèrent ici par surprise et en armes. Votre grand-père était absent, et votre grand’mère avec vos parents n’eut que le temps de pousser le prêtre dans la cachette, au bout du jardin, et de courir dans les champs. Mais par malheur elle avait mal compté ses petites-filles et oublié votre tante Françoise, qui demeura seule pour tenir tête à ces bandits. L’un d’eux lui appliqua le canon de son fusil sur la gorge. « Tu n’oserais pas ! » cria-t-elle, et le brigand se trouva désarmé. Mais ils brisèrent tout, burent, mangèrent, pillèrent et sortirent enfin en hurlant : « Vive la Liberté ! Vive la Raison ! » Car il faut vous dire que la Raison, c’était leur déesse.

Le bonhomme leur racontait encore l’installation de l’Arbre de la Liberté sur la place de l’église. C’était un beau peuplier. qu’on était allé chercher dans la prairie communale. Il fallait le baptiser :

— On prit un de vos parents malgré ses résistances. Les sans-culottes lui passèrent au côté l’écharpe tricolore et lui appliquèrent avec violence la tête contre le peuplier, tellement que le sang jaillit. Ce sang de chrétien, ils l’offrirent à leur déesse Raison, et soudain, pris de délire, se formèrent en rond, hommes, femmes et enfants, chantant, criant des couplets en l’honneur de leur déesse. Puis le curé assermenté (qu’il soit maudit, l’apostat !) vint asperger le peuplier d’eau soi-disant bénite. pendant ce temps, mes petits, que faisaient vos bons parents ? Ils priaient et se tenaient la face contre terre, pour ne pas voir le loup-garou opérer ses profanations.

Des enfants conçus dans de telles émotions, formés de ce sang et bercés par des récits d’un si ferme caractère hagiographique, étaient prédestinés. Ils étaient le fruit d’une longue pensée sacerdotale, ils ne pouvaient avoir qu’un rêve, qu’une mission : Léopold Baillard entra au séminaire, ses deux frères l’y suivirent.

Léopold se distingua, au cours de ses études, par l’âpreté avec laquelle il soutenait les opinions philosophiques et théologiques qu’il avait une fois adoptées. D’ailleurs bon latiniste et grand amateur de beau langage. Moins brillant, François se faisait peut-être plus aimer. Ses condisciples s’amusaient, dans les récréations, à former le cercle autour de lui, pour l’entendre déclamer d’une voix très forte et très souple le célèbre exorde du Père Bridaine : « A la vue d’un auditoire aussi nouveau pour moi… » Quant au jeune Quirin, leur cadet, c’était une figure pointue, rapide à argumenter. Il offrait sous la soutane un singulier mélange de fantassin et d’avocat de justice de paix. Est-il besoin de dire qu’aucune objection ne se forma jamais dans l’esprit de ces jeunes clercs ? Ce qu’on leur enseignait rassemblait en corps de doctrine les sentiments profonds et les bribes d’idées sur lesquelles vivaient, depuis toujours, leurs familles. Le monde et l’histoire leur étaient clairs. Ils savaient comment l’univers a commencé et comment il finira ; ils savaient aussi que leur double existence, temporelle et éternelle, allait être assurée dans les œuvres de l’Église. D’ailleurs, pour avoir la soutane, ils n’en gardaient pas moins, de corps et d’esprit, les mœurs de leurs camarades en blouse. Tout brillants de jeunesse, de santé physique et morale, ils demeuraient les frères de ces robustes garçons de ferme que l’on voit, le dimanche, devant l’église sur la place. Ils étaient la fleur du canton, trois bonnes fleurs campagnardes, sans étrangeté, sans grand parfum ni rareté. mettons trois fleurs de pomme de terre.

Quelles vacances charmantes on passait dans la vieille maison de Borville ! Comme ils étaient contents, le père et la mère Baillard, à l’arrivée de leurs abbés ! La table se couvrait de quiches, de tourtes à la viande, de tartes de mirabelles, de fruits de toute sorte et du bon vin récolté dans la vigne paternelle, sur le coteau de Vahé. Au dessert, les abbés, à l’émerveillement de leurs plus jeunes frères et sœurs, chantaient quelques couplets sur le bonheur des vacances ou quelque cantique, car tous les trois, et surtout Léopold, étaient sensibles à la beauté des voix.

Souvent des camarades du séminaire et des prêtres du voisinage venaient prendre leur part de ces minutes heureuses. Mais le plus beau jour, ce fut quand Mgr de Forbin-Janson, en tournée de confirmation, voulut s’asseoir à la table d’une famille si recommandable. Madame Baillard avait fait toilette. « Ah ! dit Sa Grandeur agréablement, la mère Baillard a mis sa robe de soie gorge de pigeon. »

Dans cette journée, qui marque peut-être le plus haut moment de cette famille cléricale, nul des Baillard ne sentit la condescendance du grand seigneur chez l’évêque, pas plus que celui-ci ne soupçonna les charbons cachés sous la cendre et qui échauffaient l’âme de ces serviteurs obscurs. Il ne vit pas les deux faces de l’orgueil des Baillard : orgueil devant tout le pays d’être reconnus par les autorités hiérarchiques comme des soutiens de la religion, et orgueil devant ces autorités d’être la profonde Lorraine catholique. Ces paysans ne doutent pas d’avoir servi l’Église sur leur sol, mieux que n’a fait aucun de ces grands dignitaires qui se succèdent au siège épiscopal de Nancy. Ils sont fiers de recevoir le noble prélat, ils l’entourent d’un profond respect, mais ils connaissent leurs propres actions et saluent dans sa grandeur un effet de leurs sacrifices.

Ces sacrifices, Léopold, François, Quirin sont prêts, indifféremment, à les renouveler ou bien à en récolter le fruit. Tout ensemble paysans, prêtres et soldats, ils s’avancent pour conquérir dans les armées du ciel, comme ils eussent fait dans les armées de l’Empereur, les grades, les titres, les dotations, la gloire. Fermes dans leur foi d’ailleurs, comme ils eussent été fermes au feu.

Au sortir du séminaire, à l’âge de vingt-quatre ans, Léopold fut nommé curé de la belle et importante paroisse de Flavigny-surMoselle. Il y arriva en 1821, tout impatient de se distinguer, d’autant que son journal le faisait participer aux fièvres du grand effort catholique auquel la Congrégation a donné son nom. Ce mouvement, qui fut ailleurs une politique, se présentait au jeune prêtre comme le sentiment le plus haut et le plus vrai, comme une réparation due à des convictions proscrites, à des œuvres persécutées, à des ruines sacrées par le malheur. Du premier regard, il s’avisa qu’un monastère de Bénédictines avait existé sur ce bord de la Moselle, avant la Révolution. Ce lui fut une indication de la Providence.

L’imagination de Léopold était maigre, sans génie, je veux dire incapable d’invention, mais d’une force prenante extraordinaire. Qu’on lui fournît un point de départ à son gré, il n’en démordait plus. Il se tenait sur l’idée qu’il avait une fois faite sienne avec cette application obstinée, minutieuse et si souvent bizarre que l’on voit chez les dessinateurs lorrains. Quand il fut parvenu, à force de démarches, à repeupler de Bénédictines l’ancienne maison de Flavigny, qui devint rapidement par ses soins le plus prospère pensionnat de jeunes filles, il se plongea, pour être digne de diriger ces dames, dans l’étude des maîtres de la vie mystique et des fondateurs d’ordre. Et nul d’eux ne lui plut autant que le grand saint de la Lorraine, l’émule de saint François de Sales, le précurseur de saint Vincent de Paul, bref, le Bienheureux Pierre Fourrier de Mattaincourt, le Bon Père, comme on l’appelait. Il s’enthousiasma pour ce beau génie pratique, d’une imagination inépuisable dans le bien, qui fonda les douces filles congréganistes, dont les phalanges, blanches et bleues de ciel, donnent encore aux villages lorrains tant de caractère, qui organisa l’enseignement primaire et jeta le germe des sociétés de secours mutuels ; il fraternisa avec le grand patriote lorrain, capable de mettre en échec Richelieu : enfin le thaumaturge l’éblouit.

Léopold Baillard, à Flavigny, fait peut-être sourire, quand, le cerveau en feu, il se penche sur l’histoire du Bon Père. Il rappelle don Quichotte qui, dans son village désolé de Castille, s’enflamme en lisant les romans de chevalerie et se propose d’égaler Amadis des Gaules. N’empêche qu’un jeune prêtre de vingt-cinq ans, qui emploie à se hausser vers un magnifique modèle d’esprit et de vertu l’émotion reçue d’une communauté de femmes dont il est le bienfaiteur, c’est une belle image du romantisme lorrain.

A cette époque, les ducs que l’on avait tant aimés ayant disparu à l’horizon, et les primes superbes que l’Empereur donnait au courage heureux n’étant plus disponibles, la nation lorraine, diminuée par les malheurs répétés de la guerre et les désillusions de sacrifices sans gloire, commençait à se déshabituer du sentiment de la grandeur. Ce jeune paysan échappe à cette médiocrité. Il a résolu d’aider Dieu en Lorraine. Il croit qu’il n’y a rien au monde de plus important que de rouvrir sur sa terre les fontaines de la vie spirituelle. Dans sa pensée, l’idéal et le réel s’emmêlent de la manière la plus vraie, et je ne me choque pas de voir, un peu à l’arrière-plan, mais très nette dans son esprit de paysan, cette seconde idée que les fondateurs ont de plein droit le gouvernement des couvents et des pèlerinages qu’ils établissent.

A quelques lieues de Flavigny, dans Mattaincourt, achevait de s’écrouler la vieille maison du père Fourrier et de sa glorieuse compagne, la mère Allix. Léopold jugea qu’il était de son plus élémentaire devoir de ne pas laisser sans gloire le sanctuaire de son grand patron. Il racheta ces pierres délaissées, les réédifia sur un plan plus vaste, puis se mit en campagne pour retrouver quelques filles de la Congrégation de Notre-Dame. Tâche malaisée, qu’il lui fut donné de mener à bien. Dans ces murs neufs, il eut la chance de ramener un essaim.

De toutes parts, un murmure flatteur entourait, enorgueillissait le jeune curé de Flavigny et ses deux frères, qui, chargés chacun de paroisses dans son voisinage, trouvaient le temps de l’assister. Cependant Léopold préssentait qu’il n’avait pas rempli toute sa destinée. Au milieu de ses réussites, il prêtait une oreille attentive aux érudits de Nancy, à tout un petit groupe d’esprits curieux qui se consolaient de vivre sous l’influence de Paris (et de l’esprit du dix-huitième siècle) en construisant une philosophie de l’histoire lorraine. Notre nation, disaient-ils, a toujours rempli dans le monde un rôle bien supérieur à l’importance de son territoire. Elle avait une mission. C’est sous le commandement d’un prince lorrain, Godefroy de Bouillon, que les croisades ont commencé ; c’est sous le commandement d’un duc de Lorraine, Charles V, qu’elles ont fini. Et comme nous avons arrêté l’Islam, nous avons servi de rempart, avec le duc Antoine et les Guise, contre les protestants. Ces lotharingistes s’exprimaient ainsi en haine du rationalisme, qu’ils accusaient de substituer au culte chrétien de la justice l’idolâtrie de la force et du succès. Léopold fit siennes leurs thèses. Il commença de vaticiner que la Lorraine n’avait pas épuisé sa destinée et que cette héroïque racine allait rejeter une pousse. Chaque fois qu’il passait sous la colline de Sion, il ne manquait pas d’y monter pour solliciter les inspirations de la Vierge protectrice de la Lorraine. Un jour de l’année 1837, l’abandon où gémissait ce lieu sacré le frappa au cœur ; il contempla ce repos, cette patience, cette longue songerie de la colline et jura d’en faire sortir une pensée armée, agissante, et conquérante ; de grandes ombres lui parlèrent et lui définirent avec une force divine quelle œuvre souveraine lui était ici réservée.

Il se mit aussitôt en campagne, trouva de l’argent ou plutôt du crédit, et, dans l’année même, acheta les divers lots de terre et de bâtiments qui jadis avaient composé le domaine du pèlerinage. Saint domaine ! Territoire de la Vierge ! Quand ce haut royaume fut entre ses mains, il sentit avec violence qu’il avait été à l’étroit, comme un aigle dans une cage, dans ses premières fondations, et qu’il trouvait enfin l’air et l’espace que sa nature exigeait. Hinc libertas, s’écria-t-il, reprenant sur le sommet de Sion la devise des Guise. « C’est d’ici que part, que partira la liberté. » Et désormais pour lui, il ne s’agira plus de relever simplement des abris de la contemplation, il veut construire des ateliers spirituels où reformer une milice catholique, où façonner pour tous les ordres de l’activité pratique des travailleurs religieux. Il va peupler le monde avec des Lorrains qui seront le ferment de Dieu. C’est un conservatoire du vieil esprit austrasien qu’il veut créer sur la colline sainte, d’où partira une croisade continuelle pour la vraie science contre le rationalisme.

Rien n’arrête cet étonnant improvisateur, rien ne l’inquiète. Il n’admet pas que la plante lorraine ait pu dégénérer et devenir impropre à faire quelque chose de grand. Il ne lui vient pas à l’esprit d’examiner s’il reste dans nos campagnes beaucoup d’exemplaires du puissant type lorrain, large d’épaules, haut de stature, épanoui de visage et de propos, bizarre, audacieux, qui fournit à toutes les armées de l’Europe de si beaux hommes d’armes. Il va de l’avant, comme si l’esprit de cette terre était une essence d’une nature absolument indestructible et qui continuât toujours d’agir. C’est qu’il est animé, en vérité, ce fils de cultivateurs, par un mobile bien autrement vrai et puissant que la philosophie historique dont il parle le langage. Plus qu’un noble goût intellectuel, sa passion pour les lieux saints est une concupiscence paysanne de posséder la terre. Léopold, de toute bonne foi, prêche le sublime et veut transfigurer la nature, mais le positivisme villageois, sous les traits de François et de Quirin, trouve accès dans ses conseils. De là d’ailleurs, le réel succès de leurs entreprises : ils y apportent des qualités de terriens, une expérience, une aptitude. Les trois frères élèvent des bâtiments, recrutent des novices et des religieux, des bons frères et des bonnes sœurs, pour la gloire de la Croix et pour la renaissance de la Lorraine, — comme simples cultivateurs ils eussent construit des métairies et engagé des valets ou des filles de ferme.

Vers 1840, sous l’étiquette d’Institut des frères de Notre-Dame de Sion-Vaudémont, la sainte montagne, grâce à l’impulsion des messieurs Baillard, présentait l’image d’une ruche active et industrieuse, où la prière et le travail se succédaient avec bonheur. Beaux bâtiments conventuels, jardins vastes et bien entretenus, ferme modèle au village de Saxon, pensionnat de jeunes gens, grands ateliers pour menuisiers, maréchaux ferrants, charrons, peintres et sculpteurs, tailleurs de pierre, tailleurs d’habits, maçons, fabricants de bas au métier, et même une petite librairie pour la propagande des bons livres. Aux jours de fêtes, de belles cérémonies, des prédications émouvantes, des chants et de la musique attiraient de toutes parts les fidèles éblouis autant qu’édifiés. Et pour couronner la visite de Sion, une surprise charmante était réservée aux plus distingués des pèlerins. Jamais les prêtres ou les laïques considérables qui avaient suivi les pieux offices ne s’en seraient retournés sans être descendus à Saxon. Là, dans la paix profonde du village enfoui au milieu de ses vergers, à l’intérieur de la courbe et pour ainsi dire dans le sein de la colline, ils trouvaient les religieuses, assises sur des bancs à l’ombre de leur couvent. Elles formaient un petit jardin virginal. C’étaient les sœurs quêteuses, celles. du moins qui, pour l’instant, se reposaient entre deux voyages.

Ainsi dans les créations de ces Messieurs, il y avait de quoi émouvoir toutes les sortes d’imagination. A cette époque, en Lorraine, les souvenirs d’une indépendance proche et glorieuse étaient encore vifs. Les sentiments qui transportaient Léopold trouvaient de l’écho, sinon dans le haut personnel ecclésiastique, du moins dans le petit clergé, issu tout entier des familles rurales les plus attachées à la tradition. Ceux que laissaient insensibles ces grandes vues patriotiques et religieuses admiraient les Baillard pour leur prospérité éclatante et rapide. Les trois frères faisaient de l’or. C’est la plus belle chose en tous lieux. Quand les gens montaient sur la colline, en septembre, pour les fêtes de la nativité de la Vierge, et que la superbe procession déployait son cortège, ils se montraient les sœurs quêteuses et disaient : « Voilà celles qui rapportent des mille et des mille… » Pourtant les paysans voyaient avec inquiétude cet homme étrange, déjà accablé de charges, toujours tirer des traites sur l’avenir. Bien souvent, au retour de Sion, les plus sages répétaient le mot du père Baillard à son lit de mort : « Mon fils, tu veux trop en faire. »

Juste prudence villageoise. Mais chacun meurt de son génie. Napoléon veut toujours vaincre. Dans les forêts des Vosges et sur les sommets qui séparent la Lorraine de l’Alsace, règne, depuis des siècles, le monastère qui garde les reliques de sainte Odile. Ce haut lieu protège l’Alsace, comme la colline de Sion la Lorraine. Pour cinquante mille francs Léopold l’achète. Il prend possession du grand couvent, de l’église, des chapelles, de l’hôtellerie, des écuries, d’une quantité de terres et de prés, d’une admirable forêt et des reliques. Et dans ce domaine princier il installe son jeune frère Quirin.

Voilà tout le pays d’entre-Rhin et Meuse sous l’influence de Léopold Baillard. C’est le grand Austrasien, le dernier des ducs de Lorraine. Les trois frères se font connaître dans tout l’univers, on peut dire. Infatigables et persuasifs, ils parcourent la France, le Luxembourg, la Belgique, l’Angleterre en célébrant les services que l’Institut des Frères de Notre-Dame de Sion-Vaudémont est appelé à rendre au monde entier. Le cadet Quirin s’en va en Amérique solliciter les Yankees, et Léopold pénètre jusqu’à la Burg impériale de Vienne. Il y obtint une audience et des subsides. Quelle belle image quand Léopold Baillard apparaît au pied du trône des Habsbourg-Lorraine et qu’il s’adresse comme à son suzerain, au petit-fils des comtes de Vaudémont ! Lui, le chef spirituel de la sainte colline, il fait appel au chef temporel. Démarche pleine de cœur et d’une imagination magnifique !

Les Baillard eussent été invincibles s’ils s’étaient fait une idée du monde moderne. Ils l’ignoraient totalement. Léopold ne tenait compte des gens qu’autant qu’ils méritaient de prendre place dans le coin d’un vitrail ou d’un tableau en attitude de donateurs. Il parcourait le monde sans rien y remarquer que ce qui aurait pu, tant bien que mal, figurer dans une biographie du Père Fourrier. Ils ne virent pas se former contre eux une terrible coalition de leurs supérieurs hiérarchiques avec les libéraux.

La libre pensée devait détester ces œuvres où le particularisme lorrain s’alliait étroitement à l’idée catholique et qui formaient, à bien voir, des citadelles contre le rationalisme. Quant à l’évêque concordataire, pouvait-il goûter beaucoup cette religion locale ? Il y devinait des mouvements d’illuminisme, un fond trouble, qui apparut quand ce singulier Léopold se crut favorisé d’un miracle en la personne de sœur Thérèse Thiriet.

Les religieuses de Saxon, nous l’avons dit, étaient dévouées corps et âme à Léopold Baillard. C’étaient des jeunes paysannes du pays, qu’il avait d’abord placées auprès des religieuses de Mattaincourt. Mais ces dames trouvèrent ces simples filles bien grossières et les traitèrent en servantes. Léopold voyant qu’elles n’étaient pas heureuses les fit revenir, les organisa près de lui en petite communauté, composa pour elles un règlement et les employa pour ses quêtes. Elles lui vouèrent une grande reconnaissance et reportèrent à lui seul toutes leurs pensées, Leur métier même les y invitait. N’avaient-elles pas à faire son éloge tout le jour ? N’était-ce pas entre ses mains qu’elles apportaient l’argent, et de sa bouche qu’elles attendaient une approbation ? Entre elles régnait une constante émulation pour lui plaire. Et tout cela avait produit des personnes tout à fait rares, mais qui n’avaient en définitive pour règle certaine que la seule volonté de Léopold. A leur tête marchait la sœur Thérèse. Active, intelligente et gracieuse, cette religieuse exceptionnelle avait fait le succès de Notre-Dame de Sion à travers toute l’Europe. Léopold, qui vivait les yeux fixés sur la biographie des saints, se figurait qu’elle tenait auprès de lui le rôle admirable qu’a joué la mère Allix aux côtés de Pierre Fourrier. De fait, elle était le grand instrument financier de son œuvre. Or il advint qu’elle tomba malade, et durant plusieurs mois ne put bouger de son lit. L’argent se faisait rare. Dans cette extrémité, Léopold ne put résister à l’attrait du surnaturel, et considérant que la malade avait tant fait pour Notre-Dame que celle-ci pouvait bien le lui rendre, il la fit porter devant la statue miraculeuse. O merveille ! Aussitôt déposée dans le chœur de la chapelle, la religieuse se leva et se mit marcher.

L’évêque de Nancy ne voulut pas ordonner une enquête sur ce miracle, et le médecin de Vézelise refusa un certificat à la malade. Cet accord de l’Église et de la libre pensée contre les Baillard était grave, mais eux, sans prendre souci des nuages qui s’amassaient des deux côtés de l’horizon poussaient toujours de l’avant et se livraient à un désir immodéré d’élévation.

Léopold Baillard avait l’âme très haute ; le choix des œuvres auxquelles il s’appliqua est à cet égard tout à fait révélateur. Mais pour réaliser nos desseins les plus purs, nous sommes bien obligés de recourir à des moyens humains qui peuvent être détestables. J’ai tenu dans mes mains les comptes des Baillard ; on y assiste, jour par jour et morceau par morceau, à la constitution de chacun des beaux domaines où ils satisfaisaient tout ensemble leur instinct de paysan pour la terre et leur sentiment de l’idéal. C’est à la fois admirable et bien fâcheux. Rien de plus inquiétant que certaines pages de ces registres où l’on voit l’audace spéciale de ces Messieurs, et comment des messes qui leur étaient payées trois francs, ils les revendaient, les faisaient dire pour dix sous.

L’évêque, inquiet des bruits qui couraient sur les folles dépenses, les charges et les expédients des trois prêtres, voulut s’immiscer dans leurs affaires. Ils se crurent atteints dans leur honneur sacerdotal et dans leurs intérêts vitaux. L’Institut qu’ils présidaient, n’était-ce donc pas leur création ? La Vierge ne leur avait-elle pas donné des témoignages directs de sa complaisance ? Ils ne voulaient rien savoir de plus. Tout aussi bien qu’ils eussent été incapables de se dégager des conceptions qui dominaient avant Descartes et d’expliquer les problèmes de la vie autrement que par une perpétuelle intervention divine, ils étaient incapables de comprendre la prudence d’un chef ecclésiastique qui ne veut pas que de bonnes intentions deviennent un sujet de scandale. Cette grande parole que l’évêque laissa un jour échapper : « J’aimerais mieux que Léopold fût un mauvais prêtre », ils ne pouvaient pas se l’expliquer. Ils ne sentaient ni la nécessité, ni la beauté de la discipline. Sans l’avouer, sans le savoir peut-être, ils se tenaient pour des forces autochtones et rejetaient la hiérarchie. y a là un cas saisissant d’individualisme religieux et xénophobe. Léopold Baillard, seigneur de Flavigny, Mattaincourt, Sainte-Odile et Sion, c’est un féodal qui a conquis sa terre et qui fait tête à son suzerain. Dix ans, ils menèrent la lutte, une triple lutte, à la fois contre la libre pensée, contre la hiérarchie ecclésiastique et contre leurs créanciers. L’évêque dut les contraindre, chapitre par chapitre, leur demandant d’abord un compte des aumônes qu’ils avaient recueillies, puis une déclaration que tous leurs acquêts appartenaient à la congrégation, puis l’engagement de lui soumettre leurs livres chaque année, enfin la promesse de ne plus rien acheter sans autorisation. Autant de persécutions que le ciel, jugeaient-ils, permettait pour les éprouver, et auxquelles ils répondirent avec un génie d’hommes d’affaires endettés. Ils firent sur tous leurs domaines une défense de thaumaturges et de clercs d’avoué. Une position perdue, ils en dressaient une autre. A suivre toute la série que j’ai pu reconstituer, et Dieu sait qu’elle est variée ! des brochures d’attaque et de défense qui intéressent ce drame de leur ruine, on se trouve au milieu de sentiments que l’on croirait éteints depuis deux ou trois siècles, et au milieu d’affaires de banque, de négoce et de chicane qu’un avoué seul pourrait bien comprendre. On se perd dans ce maquis de mémoires et de répliques, d’apologies et de libelles. Mais on y voit de très loin la faillite s’approcher à pas sûrs. Une dépense inouïe d’efforts, les plus longs voyages et de folles inventions ne purent que la retarder.

L’interdiction de faire des quêtes mit les Baillard dans l’impossibilité de soutenir, au jour le jour, leurs frais immenses et de remplir leurs engagements pour tous ces domaines achetés à crédit. Les créanciers assiégèrent leur porte, les contraignirent à des ventes désastreuses. Le domaine de Sainte-Odile, la ferme de Saxon, les terres de Sion furent mis aux enchères. Ces grands biens. que l’on estimait trois cent cinquante mille francs, ne firent pas cent vingt mille, parce que les événements de 1848 venaient de déprécier les terres et surtout les biens conventuels. Dans cette débâcle, le patrimoine des Baillard disparut. Et par surcroît, leur honneur de prêtre ne demeura pas intact. En effet, sur l’affiche de vente des biens de Sainte-Odile, au scandale universel, on put voir, entre le cheptel et les bâtiments des granges, les reliques de la sainte patronne de l’Alsace livrées à l’encan.

C’est l’Église elle-même qui jugea nécessaire de venir donner à son champion Léopold le coup de mort. Il subit un dur traitement, un traitement, injuste si l’on regarde ses étals de service, mais qu’il fallait qu’on lui appliquât pour protéger un plus vaste ensemble. Dans le moment où se consommait la ruine matérielle de Léopold Baillard, l’évêque lui enleva son titre de Supérieur général de la Congrégation des Frères de Sion-Vaudémont, et fit connaître aux religieux du couvent qu’ils eussent à descendre immédiatement de la sainte colline.

Quel naufrage ! A cinquante ans, à l’âge normal des récoltes, le fondateur de Flavigny, de Mattaincourt, de Sainte-Odile, le Supérieur des Frères de Sion-Vaudémont n’est plus rien que le curé de la toute petite paroisse de Saxon, où l’assistent ses deux cadets François et Quirin. De leur temporel, de tout ce qu’ils ont construit avec tant de peine, à la sueur de leur front et au prix même de leur patrimoine, c’est tout juste si les trois frères peuvent, sous le prête-nom de quelques pauvres sœurs demeurées fidèles, sauver le couvent de Sion pour leur servir d’abri. De leur spirituel, rien ne leur reste que le droit de dire la messe, et voici que l’évêque, pour en finir, va le leur arracher et déjà lève la main…

Léopold s’attarde au lieu de se courber. Il cherche à retenir ses sujets, tous ces frères et toutes ces sœurs qui fuient sa ruine, qui glissent sur les pentes de Sion, qui s’envolent comme des feuilles d’automne. Voilà qu’il veut solliciter du peuple cette désignation, ce droit mystique que ses chefs lui retirent. En 1848, il se présente à la députation. Qu’il soit l’élu de la nation lorraine, ses forces matérielles et morales seront radoubées, sa mission consacrée. Il échoue… Alors, à bout de souffle et vraiment aux abois, les trois frères se jettent aux pieds de leur évêque.

Le prélat vainqueur entonne l'Alleluia. Il proclame la bonne nouvelle. Il pardonnera. Il daigne relever de toutes censures ces trois enfants prodigues, mais pour retremper leurs esprits, pour les laver de la poussière du siècle, selon un usage constant à l’issue de ces grandes crises, il leur ordonne, en juillet 1850, d’aller faire une retraite à la chartreuse de Bosserville. Il plonge ces âmes brûlantes dans la tranquillité du cloître comme un fer rouge dans l’eau froide.

Ainsi finit la vie publique des trois frères Baillard. C’est à partir de ce moment que s’installe sur eux ce silence hostile, ce mystère qui m’avait tant frappé quand j’entendis, pour les premières fois, prononcer à voix basse leurs noms. Suivons-les, entrons sur cette arrière-scène de plus en plus obscurcie, où quelques rares témoins les ont vus prolonger des vies de plus en plus singulières.

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